Les Essais – Livre III, стр. 56

CHAPITRE XII De la Physionomie

QUASI toutes les opinions que nous avons, sont prinses par authorite et a credit. Il n'y a point de mal. Nous ne scaurions pirement choisir, que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates, que ses amis nous ont laissee, nous ne l'approuvons, que pour la reverence de l'approbation publique. Ce n'est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre usage, S'il naissoit a cette heure, quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent.

Nous n'appercevons les graces que pointures, bouffies, et enflees d'artifice: Celles qui coulent soubs la naifvete, et la simplicite, eschappent aisement a une veue grossiere comme est la nostre. Elles ont une beaute delicate et cachee: il faut la veue nette et bien purgee, pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas, la naifvete, selon nous, germaine a la sottise, et qualite de reproche? Socrates faict mouvoir son ame, d'un mouvement naturel et commun: Ainsi dict un paisan, ainsi dict une femme: Il n'a jamais en la bouche, que cochers, menuisiers, savetiers et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirees des plus vulgaires et cogneues actions des hommes: chacun l'entend. Sous une si vile forme, nous n'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables: Nous qui estimons plates et basses, toutes celles que la doctrine ne releve; qui n'appercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre monde n'est forme qu'a l'ostentation. Les hommes ne s'enflent que de vent: et se manient a bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de preceptes, qui reellement et plus joinctement servent a la vie:

servare modum, finemque tenere,

Naturamque sequi .

Il fut aussi tousjours un et pareil. Et se monta, non par boutades, mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux dire: il ne monta rien, mais ravala plustost et ramena a son poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez et les difficultez. Car en Caton, on void bien a clair, que c'est une alleure tendue bien loing au dessus des communes: Aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent tousjours monte sur ses grands chevaux. Cettuy-cy ralle a terre: et d'un pas mol et ordinaire, traicte les plus utiles discours, et se conduict et a la mort et aux plus espineuses traverses, qui se puissent presenter au train de la vie humaine.

Il est bien advenu, que le plus digne homme d'estre cogneu, et d'estre presente au monde pour exemple, ce soit celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a este esclaire par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques: Les tesmoins que nous avons de luy, sont admirables en fidelite et en suffisance.

C'est grand cas, d'avoir peu donner tel ordre, aux pures imaginations d'un enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente ny eslevee ni riche: il ne la represente que saine: mais certes d'une bien allegre et nette sante. Par ces vulguaires ressorts et naturels: par ces fantasies ordinaires et communes: sans s'esmouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglees, mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et moeurs, qui furent onques. C'est luy, qui ramena du ciel, ou elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre a l'homme: ou est sa plus juste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider devant ses juges: voyez par quelles raisons, il esveille son courage aux hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme: il n'y a rien d'emprunte de l'art, et des sciences. Les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force: il n'est possible d'aller plus arriere et plus bas. Il a faict grand faveur a l'humaine nature, de montrer combien elle peut d'elle mesme.

Nous sommes chacun plus riche, que nous ne pensons: mais on nous dresse a l'emprunt, et a la queste: on nous duict a nous servir plus de l'autruy, que du nostre. En aucune chose l'homme ne scait s'arrester au poinct de son besoing. De volupte, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre. Son avidite est incapable de moderation. Je trouve qu'en curiosite de scavoir, il en est de mesme: il se taille de la besoigne bien plus qu'il n'en peut faire, et bien plus qu'il n'en a affaire. Estendant l'utilite du scavoir, autant qu'est sa matiere. Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus . Et Tacitus a raison, de louer la mere d'Agricola, d'avoir bride en son fils, un appetit trop bouillant de science. C'est un bien, a le regarder d'yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanite, et foiblesse propre et naturelle: et d'un cher coust.

L'acquisition en est bien plus hazardeuse, que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que nous avons achette, nous l'emportons au logis, en quelque vaisseau, et la nous avons loy d'en examiner la valeur: combien, et a quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d'arrivee mettre en autre vaisseau, qu'en nostre ame: nous les avallons en les achettans, et sortons du marche ou infects desja, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de nous guarir, nous empoisonnent.

J'ay pris plaisir de voir en quelque lieu, des hommes par devotion, faire voeu d'ignorance, comme de chastete, de pauvrete, de poenitence. C'est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d'esmousser ceste cupidite qui nous espoinconne a l'estude des livres: et priver l'ame de ceste complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par l'opinion de science. Et est richement accomplir le voeu de pauvrete, d'y joindre encore celle de l'esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour vivre a nostre aise. Et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la maniere de l'y trouver, et de s'en ayder. Toute ceste nostre suffisance, qui est au dela de la naturelle, est a peu pres vaine et superflue: C'est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert. Paucis opus est litteris ad mentem bonam . Ce sont des excez fievreux de nostre esprit: instrument brouillon et inquiete. Recueillez vous, vous trouverez en vous, les argumens de la nature, contre la mort, vrais, et les plus propres a vous servir a la necessite. Ce sont ceux qui font mourir un paysan et des peuples entiers, aussi constamment qu'un Philosophe. Fusse je mort moins allegrement avant qu'avoir veu les Tusculanes ? J'estime que non. Et quand je me trouve au propre, je sens, que ma langue s'est enrichie, mon courage de peu. Il est comme nature me le forgea: Et se targue pour le conflict, non que d'une marche naturelle et commune. Les livres m'ont servi non tant d'instruction que d'exercitation. Quoy, si la science, essayant de nous armer de nouvelles deffences, contre les inconveniens naturels; nous a plus imprime en la fantasie, leur grandeur et leur poix, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez, a nous en couvrir? Ce sont voirement subtilitez: par ou elle nous esveille souvent bien vainement. Les Autheurs mesmes plus serrez et plus sages, voyez autour d'un bon argument, combien ils en sement d'autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont qu'arguties verbales, qui nous trompent. Mais d'autant que ce peut estre utilement, je ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a ceans assez de ceste condition, en divers lieux: ou par emprunt, ou par imitation. Si se fautil prendre un peu garde, de n'appeller pas force, ce qui n'est que gentilesse: et ce, qui n'est qu'aigu, solide: ou bon, ce qui n'e beaust que: qu? magis gustata quam potata delectant . Tout ce qui plaist, ne paist pas, ubi non ingenii sed animi negotium agitur .

A veoir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre la mort, a le voir suer d'ahan, pour se roidir et pour s'asseurer, et se debattre si long temps en ceste perche, j'eusse esbranle sa reputation, s'il ne l'eust en mourant, tresvaillamment maintenue. Son agitation si ardante, si frequente, montre qu'il estoit chaud et impetueux luy mesme. Magnus animus remissius loquitur, et securius : Non est alius ingenio, alius animo color . Il le faut convaincre a ses despens. Et monstre aucunement qu'il estoit presse de son adversaire. La facon de Plutarque, d'autant qu'elle est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d'autant plus virile et persuasive: Je croirois aysement, que son ame avoit les mouvemens plus asseurez, et plus reiglez. L'un plus aigu, nous pique et nous eslance en sursaut: touche plus l'esprit. L'autre plus solide, nous informe, establit et conforte constamment: touche plus l'entendement. Celuy la ravit nostre jugement: cestuy-ci le gaigne.

J'ay veu pareillement d'autres escrits, encores plus reverez, qui en la peinture du combat qu'ils soustiennent contre les aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et invincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple, avons autant a admirer l'estrangete et vigueur incognue de leur tentation, que leur resistance.

A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science? Regardons a terre, les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur besongne: qui ne scavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte. De ceux-la, tire nature tous les jours, des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l'escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvrete: combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction? Celuy la qui fouit mon jardin, il a ce matin enterre son pere ou son fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent et amollissent l'asprete. La phthysie, c'est la toux pour eux: la dysenterie, devoyement d'estomach un pleuresis, c'est un morfondement: et selon qu'ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefves, quand elles rompent leur travail ordinaire: ils ne s'allitent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est .

J'escrivois cecy environ le temps, qu'une forte charge de nos troubles, se croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. J'avois d'une part, les ennemis a ma porte: d'autre part, les picoreurs, pires ennemis, non armis sed vitiis, certatur . Et essayois toute sorte d'injures militaires, a la fois:

Hostis adest dextra l?vaque a parte timendus,

Vicinoque malo terret utrumque latus .