Sc?nes De La Vie De Boh?me, стр. 59

XX MIMI A DES PLUMES

I

«Eh! Non, non, non, vous n'etes plus Lisette. Eh! Non, non, non, vous n'etes plus Mimi.

«Vous etes aujourd'hui Madame la Vicomtesse; apres-demain peut-etre serez-vous Madame la Duchesse, car vous avez pose le pied sur l'escalier des grandeurs; la porte de vos reves s'est enfin ouverte a deux battants devant vos pas, et voici que vous venez d'y entrer victorieuse et triomphante. J'etais bien sur que vous finiriez ainsi une nuit ou l'autre. Il fallait que ce fut, d'ailleurs; vos mains blanches etaient faites pour la paresse, et appelaient depuis longtemps l'anneau d'une alliance aristocratique. Enfin vous avez un blason! Mais nous preferons encore celui que la jeunesse donnait a votre beaute, qui, par vos yeux bleus et votre visage pale, semblait ecarteler d'azur sur champ de lis. Noble ou vilaine, allez, vous etes toujours charmante; et je vous ai bien reconnue quand vous passiez l'autre soir dans la rue, pied rapide et finement chausse, aidant d'une main gantee le vent a soulever les volants de votre robe nouvelle, un peu pour ne point la salir, beaucoup pour laisser voir vos jupons brodes et vos bas transparents. Vous aviez un chapeau d'un style merveilleux, et vous paraissiez meme plongee dans une profonde perplexite a propos du voile en riche dentelle qui flottait sur ce riche chapeau. Embarras bien grave, en effet! Car il s'agissait de savoir lequel valait le mieux et etait le plus profitable a votre coquetterie, de porter ce voile baisse ou releve. En le portant baisse, vous risquiez de n'etre pas reconnue par ceux de vos amis que vous auriez pu rencontrer, et qui, certes, auraient passe dix fois pres de vous sans se douter que cette opulente enveloppe cachait Mademoiselle Mimi. D'un autre cote, en portant ce voile releve, c'etait lui qui risquait de ne pas etre vu, et alors, a quoi bon l'avoir? Vous avez spirituellement tranche la difficulte, en baissant et en relevant tour a tour de dix pas en dix pas, ce merveilleux tissu, trame sans doute dans ces contrees d'arachnides qu'on appelle les Flandres, et qui, a lui tout seul, a coute plus cher que toute votre ancienne garde-robe… Ah! Mimi!… pardon… Ah! Madame la vicomtesse! J'avais bien raison, vous le voyez, quand je vous disais: patience, ne desesperez pas; l'avenir est gros de cachemires, d'ecrins brillants, de petits soupers, etc. Vous ne vouliez pas me croire, incredule! Eh bien, mes predictions se sont pourtant realisees, et je vaux bien, je l'espere, votre Oracle des Dames , un petit sorcier in-dix-huit que vous aviez achete cinq sous a un bouquiniste du pont neuf, et que vous fatiguiez par d'eternelles interrogations. Encore une fois, n'avais-je pas raison dans mes propheties, et me croiriez-vous maintenant si je vous disais que vous n'en resterez pas la? Si je vous disais qu'en pretant l'oreille j'entends deja sourdre, dans les profondeurs de votre avenir, le pietinement et les hennissements des chevaux atteles a un coupe bleu, conduit par un cocher poudre qui abaisse le marchepied devant vous en disant: «Ou va Madame?» me croiriez-vous encore si je vous disais aussi que plus tard… ah! Le plus tard possible, mon Dieu! Atteignant le but d'une ambition que vous avez longtemps caressee, vous tiendrez une table d'hote a Belleville ou aux Batignolles, et vous serez courtisee par de vieux militaires et des Celadons a la reforme, qui viendront faire chez vous des lansquenets et des baccarats clandestins? Mais avant d'arriver a cette epoque ou le soleil de votre jeunesse aura deja decline, croyez-moi, chere enfant, vous userez encore bien des aunes de soie et de velours; bien des patrimoines sans doute se fondront aux creusets de vos fantaisies; vous fanerez bien des fleurs sur votre front, bien des fleurs sous vos pieds; bien des fois vous changerez de blason. On verra tour a tour briller sur votre tete le tortil des baronnes, la couronne des comtesses et le diademe emperle des marquises; vous prendrez pour devise: Inconstance , et vous saurez, selon le caprice ou la necessite, satisfaire, chacun a son tour ou meme a la fois, tous ces nombreux adorateurs qui s'en viendront faire la queue dans l'antichambre de votre c?ur comme on fait la queue a la porte d'un theatre ou l'on joue une piece en vogue. Allez donc, allez devant vous, l'esprit allege de souvenirs, remplaces par des ambitions; allez, la route est belle, et nous la souhaitons longtemps douce a vos pieds: mais nous souhaitons surtout que toutes ces somptuosites, ces belles toilettes ne deviennent pas trop tot le linceul ou s'ensevelira votre gaiete.»

Ainsi parlait le peintre Marcel a la jeune Mademoiselle Mimi, qu'il venait de rencontrer trois ou quatre jours apres son second divorce avec le poete Rodolphe. Bien qu'il se fut efforce de mettre une sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, Mademoiselle Mimi ne fut point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que, peu respectueux pour son titre nouveau, il s'etait moque d'elle a outrance.

– Vous etes mechant avec moi, Marcel, dit Mademoiselle Mimi, c'est mal: j'ai toujours ete tres-bonne fille avec vous quand j'etais la maitresse de Rodolphe; mais si je l'ai quitte, apres tout, c'est sa faute. C'est lui qui m'a renvoyee presque sans delai; et encore, comment m'a-t-il traitee pendant les derniers jours que j'ai passes avec lui? J'ai ete bien malheureuse, allez! Vous ne savez pas, vous, quel homme c'etait que Rodolphe: un caractere petri de colere et de jalousie, qui me tuait par petits morceaux. Il m'aimait, je le sais bien, mais son amour etait dangereux comme une arme a feu; et quelle existence que celle que j'ai menee pendant quinze mois! Ah! Voyez-vous, Marcel, je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, mais j'ai bien souffert avec Rodolphe, vous le savez d'ailleurs aussi. Ce n'est point la misere qui me l'a fait quitter, non, je vous l'assure, j'y etais habituee d'abord; et puis, je vous le repete, c'est lui qui m'a renvoyee. Il a marche a deux pieds sur mon amour-propre; il m'a dit que je n'avais pas de c?ur si je restais avec lui; il m'a dit qu'il ne m'aimait plus, qu'il fallait que je fisse un autre amant; il a meme ete jusqu'a me designer un jeune homme qui me faisait la cour, et il a, par ses defis, servi de trait d'union entre moi et ce jeune homme. J'ai ete avec lui autant par depit que par necessite, car je ne l'aimais pas; vous savez bien cela, vous, je n'aime pas les si jeunes gens, ils sont ennuyeux et sentimentals comme des harmonicas. Enfin, ce qui est fait est fait, et je ne le regrette pas, et je ferais encore de meme si c'etait a refaire. Maintenant qu'il ne m'a plus avec lui et qu'il me sait heureuse avec un autre, Rodolphe est furieux et tres-malheureux; je sais quelqu'un qui l'a rencontre ces jours-ci; il avait les yeux rouges. Cela ne m'etonne pas, j'etais bien sure qu'il en arriverait ainsi et qu'il courrait apres moi; mais vous pouvez lui dire qu'il perdra son temps, et que cette fois-ci c'est tout a fait serieux et pour de bon. Y a-t-il longtemps que vous l'avez vu, Marcel, et est-ce vrai qu'il est bien change? demanda Mimi avec un autre accent.

– Bien change, en effet, repondit Marcel. Assez change.

– Il se desole, cela est certain; mais que voulez-vous que j'y fasse? Tant pis pour lui! Il l'a voulu; il fallait que cela eut une fin, a la fin. Consolez-le… vous.

– Oh! Oh! dit tranquillement Marcel, le plus gros de la besogne est fait. Ne vous inquietez pas, Mimi.

– Vous ne dites pas la verite, mon cher, reprit Mimi avec une petite moue ironique: Rodolphe ne se consolera pas si vite que cela; si vous saviez dans quel etat je l'ai vu, la veille de mon depart! C'etait le vendredi; je n'avais pas voulu rester la nuit chez mon nouvel amant, parce que je suis superstitieuse et que le vendredi est un mauvais jour.

– Vous aviez tort, Mimi: en amour, le vendredi est un bon jour; les anciens disaient: Dies Veneris .

– Je ne sais pas le latin, dit Mademoiselle Mimi en continuant. Je m'en revenais donc de chez Paul; j'ai trouve Rodolphe qui m'attendait en faisant sentinelle dans la rue. Il etait tard, plus de minuit, et j'avais faim, car j'avais mal dine. Je priai Rodolphe d'aller chercher quelque chose pour souper. Il revint une demi-heure apres; il avait beaucoup couru pour rapporter pas grand'chose de bon: du pain, du vin, des sardines, du fromage et un gateau aux pommes. Je m'etais couchee pendant son absence; il dressa le couvert pres du lit; je n'avais pas l'air de le regarder, mais je le voyais bien: il etait pale comme la mort, il avait le frisson, et tournait dans la chambre comme un homme qui ne sait pas ce qu'il veut faire. Dans un coin, il apercut plusieurs paquets de mes hardes qui etaient a terre. Cette vue parut lui faire du mal et il mit le paravent devant ces paquets pour ne plus les voir. Quand tout fut prepare, nous commencames a manger; il essaya de me faire boire; mais je n'avais plus ni faim ni soif, et j'avais le c?ur tout serre. Il faisait froid, car nous n'avions pas de quoi faire du feu; on entendait le vent qui soufflait dans la cheminee. C'etait bien triste. Rodolphe me regardait, il avait les yeux fixes; il mit sa main dans la mienne, et je sentis sa main trembler, elle etait a la fois brulante et glacee.

– C'est le souper des funerailles de nos amours, me dit-il tout bas. Je ne repondis rien, mais je n'eus pas le courage de retirer ma main de la sienne.

– J'ai sommeil, lui dis-je a la fin; il est tard, dormons. Rodolphe me regarda: j'avais mis une de ses cravates sur ma tete pour me garantir du froid; il ota cette cravate sans parler.

– Pourquoi otes-tu cela? lui demandai-je, j'ai froid.

– Oh! Mimi, me dit-il alors, je t'en prie, cela ne te coutera guere, remets, pour cette nuit, ton petit bonnet raye.

C'etait un bonnet de nuit en indienne rayee, blanc et brun. Rodolphe aimait beaucoup a me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques belles nuits, car c'etait ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant que c'etait la derniere fois que j'allais dormir aupres de lui, je n'osai pas refuser de satisfaire son caprice; je me relevai, et j'allai prendre mon bonnet raye qui etait au fond d'un de mes paquets: par megarde, j'oubliai de replacer le paravent; Rodolphe s'en apercut, et cacha les paquets, comme il avait deja fait.

– Bonsoir, me dit-il.-Bonsoir, lui repondis-je. Je croyais qu'il allait m'embrasser, et je ne l'aurais pas empeche, mais il prit seulement ma main, qu'il porta a ses levres. Vous savez, Marcel, combien il etait fort pour m'embrasser les mains. J'entendis claquer ses dents, et je sentis son corps froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait place sa tete sur mon epaule, qui ne tarda pas a etre toute mouillee. Rodolphe etait dans un etat affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier; mais j'entendais bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes epaules, qu'elles brulaient d'abord, et qu'elles glacaient ensuite. En ce moment-la, j'eus besoin de tout mon courage; et il m'en a fallu, allez. Je n'avais qu'un mot a dire, je n'avais qu'a retourner la tete: ma bouche aurait rencontre celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodes encore une fois. Ah! un instant, j'ai vraiment cru qu'il allait mourir entre mes bras, ou que tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous rappelez-vous? J'allais ceder, je le sentais; j'allais revenir la premiere, j'allais l'enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n'avoir point d'ame pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des paroles qu'il m'avait dites la veille: «Tu n'as point de c?ur si tu restes avec moi, car je ne t'aime plus.» Ah! en me rappelant ces duretes, j'aurais vu Rodolphe pres d'expirer et il n'aurait fallu qu'un baiser de moi, que j'aurais detourne ma levre, et que je l'aurais laisse mourir. A la fin, vaincue par la fatigue, je m'endormis a moitie. J'entendais toujours Rodolphe sangloter, et, je vous le jure, Marcel, ce sanglot dura toute la nuit; et quand le jour revint et que je regardai dans ce lit, ou j'avais dormi pour la derniere fois, cet amant que j'allais quitter pour aller dans les bras d'un autre, j'ai ete epouvantablement effrayee en voyant des ravages que cette douleur faisait sur la figure de Rodolphe.