Sc?nes De La Vie De Boh?me, стр. 45

XVII LA TOILETTE DES GRACES

Mademoiselle Mimi, qui avait coutume de dormir la grasse matinee, se reveilla un matin sur le coup de dix heures, et parut tres-etonnee de ne point voir Rodolphe aupres d'elle ni meme dans la chambre. La veille au soir, avant de s'endormir, elle l'avait pourtant vu a son bureau, se disposant a passer la nuit sur un travail extra-litteraire qui venait de lui etre commande, et a l'achevement duquel la jeune Mimi etait particulierement interessee. En effet, sur le produit de son labeur, le poete avait fait esperer a son amie qu'il lui acheterait une certaine robe printaniere dont elle avait un jour apercu le coupon aux deux magots , un magasin de nouveautes fameux, a l'etalage duquel la coquetterie de Mimi allait faire de frequentes devotions. Aussi, depuis que le travail en question etait commence, Mimi se preoccupait-elle avec une grande inquietude de ses progres. Souvent elle s'approchait de Rodolphe, pendant qu'il ecrivait, et, penchant la tete par-dessus son epaule, elle lui disait gravement:

– Eh bien, ma robe avance-t-elle?

– Il y a deja une manche, sois calme, repondait Rodolphe.

Une nuit, ayant entendu Rodolphe qui faisait claquer ses doigts, ce qui indiquait ordinairement qu'il etait content de son labeur, Mimi se dressa brusquement sur son lit, et cria en passant sa tete brune a travers les rideaux:

– Est-ce que ma robe est finie?

– Tiens, repondit Rodolphe en allant lui montrer quatre grandes pages couvertes de lignes serrees, je viens d'achever le corsage.

– Quel bonheur! fit Mimi, il ne reste plus que la jupe. Combien faut-il de pages comme ca pour faire une jupe.

– C'est selon; mais comme tu n'es pas grande, avec une dizaine de pages de cinquante lignes de trente-trois lettres nous pourrions avoir une jupe convenable.

– Je ne suis pas grande, c'est vrai, dit Mimi serieusement; mais il ne faudrait cependant pas avoir l'air de pleurer apres l'etoffe: on porte les robes tres-amples, et je voudrais de beaux plis pour que ca fasse frou-frou .

– C'est bien, repondit gravement Rodolphe, je mettrai dix lettres de plus a la ligne, et nous obtiendrons le frou-frou .

Et Mimi se rendormait heureuse.

Comme elle avait commis l'imprudence de parler a ses amies, Mesdemoiselles Musette et Phemie, de la belle robe que Rodolphe etait en train de lui faire, les deux jeunes personnes n'avaient pas manque d'entretenir messieurs Marcel et Schaunard de la generosite de leur ami envers sa maitresse; et ces confidences avaient ete suivies de provocations non equivoques a imiter l'exemple donne par le poete.

– C'est-a-dire, ajoutait Mademoiselle Musette en tirant Marcel par les moustaches, c'est-a-dire que si cela continue encore huit jours comme ca, je serai forcee de t'emprunter un pantalon pour sortir.

– Il m'est du onze francs dans une bonne maison, repondit Marcel; si je recupere cette valeur, je la consacrerai a t'acheter une feuille de vigne a la mode.

– Et moi? demandait Phemie a Schaunard. Mon peigne noir (elle ne pouvait pas dire peignoir) tombe en ruine.

Schaunard tirait alors trois sous de sa poche, et les donnait a sa maitresse en lui disant:

– Voici de quoi acheter une aiguille et du fil. Raccommode ton peignoir bleu, cela t'instruira en t'amusant, utile dulci .

Neanmoins, dans un conciliabule tenu tres-secret, Marcel et Schaunard convinrent avec Rodolphe que chacun de son cote s'efforcerait de satisfaire la juste coquetterie de leurs maitresses.

– Ces pauvres filles, avait dit Rodolphe, un rien les pare, mais encore faut-il qu'elles aient ce rien. Depuis quelque temps les beaux-arts et la litterature vont tres-bien, nous gagnons presque autant que des commissionnaires.

– Il est vrai que je ne puis pas me plaindre, interrompit Marcel: les beaux-arts se portent comme un charme, on se croirait sous le regne de Leon X.

– Au fait, fit Rodolphe, Musette m'a dit que tu partais le matin et que tu ne rentrais que le soir depuis huit jours. Est-ce que tu as vraiment de la besogne?

– Mon cher, une affaire superbe, que m'a procuree Medicis. Je fais des portraits a la caserne de l'Ave Maria , dix-huit grenadiers qui m'ont demande leur image a six francs l'une dans l'autre, la ressemblance garantie un an, comme les montres. J'espere avoir le regiment tout entier. C'etait bien aussi mon idee de requinquer Musette quand Medicis m'aura paye, car c'est avec lui que j'ai traite et pas avec mes modeles.

– Quant a moi, fit Schaunard negligemment, sans qu'il y paraisse, j'ai deux cents francs qui dorment.

– Sacrebleu! Reveillons-les, dit Rodolphe.

– Dans deux ou trois jours je compte emarger, reprit Schaunard. En sortant de la caisse, je ne vous cacherai pas que je me propose de donner un libre cours a quelques-unes de mes passions. Il y a surtout, chez le fripier d'a cote, un habit de nankin et un cor de chasse qui m'agacent l'?il depuis longtemps; je m'en ferai certainement hommage.

– Mais, demanderent a la fois Rodolphe et Marcel, d'ou esperes-tu tirer ce nombreux capital?

– Ecoutez, messieurs, dit Schaunard en prenant un air grave et en s'asseyant entre ses deux amis, il ne faut pas nous dissimuler aux uns et aux autres qu'avant d'etre membres de l'institut et contribuables, nous avons encore pas mal de pain de seigle a manger, et la miche quotidienne est dure a petrir. D'un autre cote, nous ne sommes pas seuls; comme le ciel nous a crees sensibles, chacun de nous s'est choisi une chacune, a qui il a offert de partager son sort.

– Precede d'un hareng, interrompit Marcel.

– Or, continua Schaunard, tout en vivant avec la plus stricte economie, quand on ne possede rien, il est difficile de mettre de cote, surtout si l'on a toujours un appetit plus grand que son assiette.

– Ou veux-tu en venir?… demanda Rodolphe.

– A ceci, reprit Schaunard, que, dans la situation actuelle, nous aurions tort les uns et les autres de faire les dedaigneux, lorsqu'il se presente, meme en dehors de notre art, une occasion de mettre un chiffre devant le zero qui constitue notre apport social!

– Eh bien! dit Marcel, auquel de nous peux-tu reprocher de faire le dedaigneux? Tout grand peintre que je serai un jour, n'ai-je pas consenti a consacrer mes pinceaux a la reproduction picturale de guerriers francais qui me payent avec leur sou de poche? Il me semble que je ne crains pas de descendre de l'echelle de ma grandeur future.

– Et moi, reprit Rodolphe, ne sais-tu pas que depuis quinze jours je compose un poeme didactique medico-chirurgical-osanore pour un dentiste celebre qui subventionne mon inspiration a raison de quinze sous la douzaine d'alexandrins, un peu plus cher que les huitres?… Cependant, je n'en rougis pas; plutot que de voir ma muse rester les bras croises, je lui ferais volontiers mettre le Conducteur parisien en romances. Quand on a une lyre… que diable! C'est pour s'en servir… Et puis Mimi est alteree de bottines.

– Alors, reprit Schaunard, vous ne m'en voudrez pas quand vous saurez de quelle source est sorti le pactole dont j'attends le debordement.

Voici quelle etait l'histoire des deux cents francs de Schaunard.

Il y avait environ une quinzaine de jours, il etait entre chez un editeur de musique qui lui avait promis de lui trouver, parmi ses clients, soit des lecons de piano, soit des accords.

– Parbleu! dit l'editeur en le voyant entrer, vous arrivez a propos, on est venu justement aujourd'hui me demander un pianiste. C'est un anglais; je crois qu'on vous payera bien… etes-vous reellement fort?

Schaunard pensa qu'une contenance modeste pourrait lui nuire dans l'esprit de son editeur. Un musicien, et surtout un pianiste, modeste, c'est en effet chose rare. Aussi Schaunard repondit-il avec beaucoup d'aplomb:

– Je suis de premiere force; si j'avais seulement un poumon attaque, de grands cheveux et un habit noir, je serais actuellement celebre comme le soleil, et, au lieu de me demander huit cents francs pour faire graver ma partition de la Mort de la jeune fille , vous viendriez m'en offrir trois mille, a genoux, et dans un plat d'argent.

– Il est de fait, poursuivit l'artiste, que mes dix doigts ayant dix ans de travaux forces sur les cinq octaves, je manipule assez agreablement l'ivoire et les dieses.

Le personnage auquel on adressait Schaunard etait un anglais nomme M. Birn'n. Le musicien fut d'abord recu par un laquais bleu, qui le presenta a un laquais vert, qui le repassa a un laquais noir, lequel l'avait introduit dans un salon ou il s'etait trouve en face d'un insulaire accroupi dans une attitude spleenatique qui le faisait ressembler a Hamlet , meditant sur le peu que nous sommes. Schaunard se disposait a expliquer le motif de sa presence, lorsque des cris percants se firent entendre et lui couperent la parole. Ce bruit affreux qui dechiraient les oreilles etait pousse par un perroquet expose sur un perchoir au balcon de l'etage inferieur.

– O le bete, le bete! le bete! murmura l'Anglais en faisant un bond dans son fauteuil, il fera mourir moi.

Et au meme instant le volatile se mit a debiter son repertoire, beaucoup plus etendu que celui des jacquots ordinaires; et Schaunard resta confondu lorsqu'il entendit l'animal, excite par une voix feminine, commencer a declamer les premiers vers du recit de Theramene avec les intonations du conservatoire.

Ce perroquet etait le favori d'une actrice en vogue dans son boudoir. C'etait une de ces femmes qui, on ne sait ni pourquoi ni comment, sont cotees des prix fous sur le turf de la galanterie, et dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, ou elles servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chretien d'etre vu avec une de ces paiennes, qui souvent n'ont d'antique que leur acte de naissance. Quand elles sont jolies, le mal n'est pas grand, apres tout: le plus qu'on risque, c'est d'etre mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre. Mais quand leur beaute s'achete a l'once chez les parfumeurs et ne resiste pas a trois gouttes d'eau versees sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d'un claqueur, on a peine a s'expliquer comment des gens distingues, ayant quelquefois un nom, de la raison et un habit a la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun, a elever jusqu'au terre-a-terre du caprice le plus banal, des creatures dont leur frontin ne voudrait pas faire sa lisette.