Sc?nes De La Vie De Boh?me, стр. 11

II UN ENVOYE DE LA PROVIDENCE

Schaunard et Marcel, qui s'etaient vaillamment mis a la besogne des le matin, suspendirent tout a coup leur travail.

– Sacrebleu! Qu'il fait faim! dit Schaunard; et il ajouta negligemment: est-ce qu'on ne dejeune pas aujourd'hui.

Marcel parut tres-etonne de cette question, plus que jamais inopportune.

– Depuis quand dejeune-t-on deux jours de suite? dit-il. C'etait hier jeudi.

Et il completa sa reponse en designant de son appui-main ce commandement de l'eglise:

«Vendredi chair ne mangeras,

Ni autre chose pareillement.»

Schaunard ne trouva rien a repondre et se mit a son tableau, lequel representait une plaine habitee par un arbre rouge et un arbre bleu qui se donnent une poignee de branches. Allusion transparente aux douceurs de l'amitie, et qui ne laissait pas en effet que d'etre tres-philosophique.

En ce moment, le portier frappa a la porte. Il apportait une lettre pour Marcel.

– C'est trois sous, dit-il.

– Vous etes sur? Repliqua l'artiste. C'est bon, vous nous les devrez.

Et il lui ferma la porte au nez.

Marcel avait pris la lettre et rompu le cachet. Aux premiers mots, il se mit a faire dans l'atelier des sauts d'acrobate et entonna a tue-tete la celebre romance suivante, qui indiquait chez lui l'apogee de la jubilation:

Y'avait quat' jeunes gens du quartier,

Ils etaient tous les quat' malades;

On les a m'nes a l'hotel-Dieu

Eu! Eu! Eu! Eu!

– Eh bien, oui, dit Schaunard en continuant

On les a mis dans un grand lit,

deux a la tete et deux aux pieds.

– Nous savons ca.

Marcel reprit:

Ils virent arriver un' petit' s?ur,

Eur! Eur! Eur! Eur!

– Si tu ne te tais pas, dit Schaunard, qui ressentait deja des symptomes d'alienation mentale, je vais t'executer l'allegro de ma symphonie sur l'influence du bleu dans les arts .

Et il s'approcha de son piano.

Cette menace produisit l'effet d'une goutte d'eau froide tombee dans un liquide en ebullition.

Marcel se calma comme par enchantement.

– Tiens! dit-il en passant la lettre a son ami. Vois.

C'etait une invitation a diner d'un depute, protecteur eclaire des arts et en particulier de Marcel, qui avait fait le portrait de sa maison de campagne.

– C'est pour aujourd'hui, dit Schaunard; il est malheureux que le billet ne soit pas bon pour deux personnes. Mais au fait, j'y songe, ton depute est ministeriel; tu ne peux pas, tu ne dois pas accepter: tes principes te defendent d'aller manger un pain trempe dans les sueurs du peuple.

– Bah! dit Marcel, mon depute est centre gauche; il a vote l'autre jour contre le gouvernement. D'ailleurs, il doit me faire avoir une commande, et il m'a promis de me presenter dans le monde; et puis, vois-tu, ca a beau etre vendredi, je me sens pris d'une voracite ugoline, et je veux diner aujourd'hui, voila.

– Il y a encore d'autres obstacles, reprit Schaunard, qui ne laissait pas que d'etre un peu jaloux de la bonne fortune qui tombait a son ami. Tu ne peux pas aller diner en ville en vareuse rouge et avec un bonnet de debardeur.

– J'irai emprunter les habits de Rodolphe ou de Colline.

– Jeune insense! Oublies-tu que nous sommes passe le vingt du mois, et qu'a cette epoque les habits de ces messieurs sont cloues et surcloues ?

– Je trouverai au moins un habit noir d'ici cinq heures, dit Marcel.

– J'ai mis trois semaines pour en trouver un quand j'ai ete a la noce de mon cousin; et c'etait au commencement de janvier.

– Eh bien, j'irai comme ca, reprit Marcel en marchant a grands pas. Il ne sera pas dit qu'une miserable question d'etiquette m'empechera de faire mon premier pas dans le monde.

– A propos de ca, interrompit Schaunard, prenant beaucoup de plaisir a faire du chagrin a son ami, et des bottes?

Marcel sortit dans un etat d'agitation impossible a decrire. Au bout de deux heures il rentrait charge d'un faux col.

– Voila tout ce que j'ai pu trouver, dit-il piteusement.

– Ce n'etait pas la peine de courir pour si peu, repondit Schaunard, il y a ici du papier de quoi en faire une douzaine.

– Mais, dit Marcel en s'arrachant les cheveux, nous devons avoir des effets, que diable!

– Et il commenca une longue perquisition dans tous les coins des deux chambres.

Apres une heure de recherche, il realisa un costume ainsi compose:

Un pantalon ecossais,

Un chapeau gris,

Une cravate rouge,

Un gant jadis blanc,

Un gant noir.

– Ca te fera deux gants noirs au besoin, dit Schaunard. Mais quand tu seras habille, tu auras l'air du spectre solaire. Apres ca, quand on est coloriste!

Pendant ce temps Marcel essayait les bottes.

Fatalite! Elles etaient toutes deux du meme pied!

L'artiste, desespere, avisa alors dans un coin une vieille botte dans laquelle on mettait les vessies usees. Il s'en empara.

– De Garrick en Syllabe , dit son ironique compagnon: celle-ci est pointue et l'autre est carree.

– Ca ne se verra pas, je les vernirai.

– C'est une idee! Il ne te manque plus que l'habit noir de rigueur.

– Oh! dit Marcel en se mordant les poings, pour en avoir un, je donnerais dix ans de ma vie et ma main droite, vois-tu!

Ils entendirent de nouveau frapper a la porte. Marcel ouvrit.

– Monsieur Schaunard? dit un etranger en restant sur le seuil.

– C'est moi, repondit le peintre en le priant d'entrer.

– Monsieur, dit l'inconnu, porteur d'une de ces honnetes figures qui sont le type du provincial, mon cousin m'a beaucoup parle de votre talent pour le portrait; et, etant sur le point de faire un voyage aux colonies, ou je suis delegue par les raffineurs de la ville de Nantes, je desirerais laisser un souvenir de moi a ma famille. C'est pourquoi je suis venu vous trouver.

– O sainte Providence!… murmura Schaunard. Marcel, donne un siege a monsieur…

– M. Blancheron, reprit l'etranger; Blancheron de Nantes, delegue de l'industrie sucriere, ancien maire de V, capitaine de la garde nationale, et auteur d'une brochure sur la question des sucres.

– Je suis fort honore d'avoir ete choisi par vous, dit l'artiste en s'inclinant devant le delegue des raffineurs. Comment desirez-vous avoir votre portrait?

– A la miniature, comme ca, reprit M. Blancheron en indiquant un portrait a l'huile; car, pour le delegue comme pour beaucoup d'autres, ce qui n'est pas peinture en batiments est miniature, il n'y a pas de milieu.

Cette naivete donna a Schaunard la mesure du bonhomme auquel il avait affaire, surtout quand celui-ci eut ajoute qu'il desirait que son portrait fut peint avec des couleurs fines.

– Je n'en emploie jamais d'autres, dit Schaunard. De quelle grandeur monsieur desire-t-il son portrait?

– Grand comme ca, repondit M. Blancheron en montrant une toile de vingt. Mais dans quel prix ca va-t-il?

– De cinquante a soixante francs; cinquante sans les mains, soixante avec.

– Diable! Mon cousin m'avait parle de trente francs.

– C'est selon la saison, dit le peintre; les couleurs sont beaucoup plus cheres a differentes epoques.

– Tiens! C'est donc comme le sucre?

– Absolument.

– Va donc pour cinquante francs, dit M. Blancheron.

– Vous avez tort, pour dix francs de plus vous auriez les mains, dans lesquelles je placerais votre brochure sur la question sucriere, ce qui serait flatteur.

– Ma foi, vous avez raison.

– Sacrebleu! dit en lui-meme Schaunard, s'il continue, il va me faire eclater, et je le blesserai avec un de mes morceaux.

– As-tu remarque? Lui glissa Marcel a l'oreille.

– Quoi?

– Il a un habit noir.

– Je comprends et je coupe dans tes idees. Laisse-moi faire.

– Eh bien! Monsieur, dit le delegue, quand commencerons-nous? Il ne faudrait pas tarder, car je pars prochainement.

– J'ai moi-meme un petit voyage a faire; apres-demain je quitte Paris. Donc, si vous le voulez, nous allons commencer tout de suite. Une bonne seance avancera la besogne.

– Mais il va bientot faire nuit, et on ne peut pas peindre aux lumieres, dit M. Blancheron.

– Mon atelier est dispose pour qu'on puisse travailler a toute heure… reprit le peintre. Si vous voulez oter votre habit et prendre la pose, nous allons commencer.

– Oter mon habit! Pourquoi faire?

– Ne m'avez-vous pas dit que vous destiniez votre portrait a votre famille?

– Sans doute.

– Eh bien, alors, vous devez etre represente dans votre costume d'interieur, en robe de chambre. C'est l'usage d'ailleurs.

– Mais je n'ai pas de robe de chambre ici.

– Mais j'en ai, moi. Le cas est prevu, dit Schaunard en presentant a son modele un haillon historie de taches de peintures et qui fit tout d'abord hesiter l'honnete provincial.

– Ce vetement est bien singulier, dit-il.

– Et bien precieux, repondit le peintre. C'est un vizir turc qui en a fait present a M. Horace Vernet, qui me l'a donne a moi. Je suis son eleve.

– Vous etes eleve de Vernet? dit Blancheron.

– Oui, monsieur, je m'en vante. Horreur, murmura-t-il en lui-meme, je renie mes dieux.

– Il y a de quoi, jeune homme, reprit le delegue en endossant la robe de chambre qui avait une si noble origine.

– Accroche l'habit de monsieur au porte-manteau, dit Schaunard a son ami avec un clignement d'yeux significatif.

– Dis donc, murmura Marcel en se jetant sur sa proie et en designant le Blancheron, il est bien bon! Si tu pouvais en garder un morceau?

– Je tacherai! mais ce n'est pas ca, habille-toi vite et file. Sois de retour a dix heures, je le garderai jusque-la. Surtout rapporte-moi quelque chose dans tes poches.

– Je t'apporterai un ananas, dit Marcel en se sauvant.

Il s'habilla a la hate. L'habit lui allait comme un gant, puis il sortit par la seconde porte de l'atelier.

Schaunard s'etait mis a la besogne. Comme la nuit etait tout a fait venue, M. Blancheron entendit sonner six heures et se souvint qu'il n'avait pas dine. Il en fit la remarque au peintre.

– Je suis dans le meme cas; mais, pour vous obliger, je m'en passerai ce soir. Pourtant j'etais invite dans une maison du faubourg Saint-Germain, dit Schaunard. Mais nous ne pouvons pas nous deranger, ca compromettrait la ressemblance.

Il se mit a l'?uvre.