La Perle de l'Empereur, стр. 1

JULIETTE BENZONI

LA PERLE DE L’EMPEREUR

Roman

Plon

À Vincent Meylan

qui m’a fait rencontrer la « Régente ».

Avec un grand merci et une grande affection. 

Première partie

LA « RÉGENTE »

CHAPITRE I

LA TZIGANE

Inspiré des palais de la vieille Russie et des  Mille et Une Nuits, le décor du Schéhérazade ne manquait ni de splendeur ni d’atmosphère. Le caviar y était parfait, excellents les chachliks apportés à bout de bras par des serveurs agiles comme des danseurs, les femmes élégantes, jolies et la musique des tziganes presque aussi grisante que la vodka et le champagne. Pourtant, Aldo Morosini s’ennuyait…

Ce qui était rarissime chez ce Vénitien racé, antiquaire quoique prince ou prince quoique antiquaire et, de plus, l’un des deux ou trois experts européens en pierres précieuses spécialistes des joyaux historiques. Seulement il y a des jours où rien ne va comme on le souhaiterait, où choses et gens se conjuguent pour changer une vie agréable en une morne plaine dépourvue du moindre bouquet d’arbres pour y accrocher un semblant d’intérêt.

C’était le cas de Morosini en ce jour de mars pluvieux et ennuyeux comme un dimanche anglais. Venu à Paris pour négocier l’achat d’une parure de saphirs et diamants appartenant à un Américain qui affirmait s’en être rendu acquéreur auprès d’une descendante – ruinée bien entendu ! – de Louis XV et d’une demoiselle du Parc aux Cerfs, Morosini avait accumulé les mauvaises surprises. Un : le Yankee avait battu le rappel de tout ce qu’il avait pu trouver de bijoutiers parisiens et on se marchait sur les pieds dans son appartement du Ritz. Deux : la « parure » se réduisait à un simple collier. Et trois : deux des pierres étaient défectueuses. Ce qui permettait des doutes quant à la réalité d’une générosité royale, le Bien-Aimé étant connu pour avoir été un homme de goût incapable d’offrir un bijou médiocre. Morosini était sorti de là furieux d’avoir fait le voyage pour un objet qui n’en valait pas la peine alors qu’il aurait pu aller à Florence pour une vente intéressante chez les Strozzi. Certes son associé et ami Guy Buteau devait s’y rendre, mais cette idée-là était à peine consolante.

Pour comble d’infortune, ses habituels ports d’attache parisiens lui faisaient défaut. Son ami Adalbert Vidal-Pellicorne, l’archéologue-homme de lettres dont les doigts agiles s’étaient révélés si précieux durant leur quête des pierres disparues du pectoral du Grand Prêtre, puis des « sorts sacrés » du prophète Élie, était en Égypte.

— Monsieur est parti pour Assouan afin d’y rencontrer un confrère qui a fait appel à lui au sujet d’une… découverte récente, lui avait appris Théobald, le fidèle valet de chambre-cuisinier d’Adalbert qui, en l’absence de son maître, jouait les cerbères avec talent.

— Un confrère qui fait appel à lui ? apprécia Morosini dubitatif. C’est nouveau, ça. On aurait plutôt tendance à tirer les couteaux dans ce métier, surtout en cas de découverte !

— Je ne peux dire à Monsieur le Prince que ce que je sais ! riposta Théobald pincé. Même si, en cette affaire, je partage l’avis de Monsieur le Prince !

Renonçant à en savoir davantage, Morosini s’était alors rendu de l’autre côté du parc Monceau, rue Alfred-de-Vigny, chez la marquise de Sommières – sa chère « Tante Amélie » – dans l’espoir d’y prendre logis ainsi qu’il en avait l’habitude, mais cette cage-là aussi était vide. Même Cyprien, l’antique maître d’hôtel, s’était absenté pour la journée. Quant à « Madame la marquise et Mlle Marie-Angéline, elles prolongent leur séjour à Nice », lui confia Lucien, le concierge de l’hôtel particulier. « Le mauvais temps que nous avons ces jours en est la cause… »

Le temps, il est vrai, n’avait rien d’enchanteur. De la pluie, encore de la pluie, toujours de la pluie dépassant nettement le quota normal des giboulées de mars. C’était la même chose à Venise où le Carnaval avait les pieds dans l’eau. Et comme l’« aqua alta » était la seule particularité de la Sérénissime que Lisa détestât – elle s’arrangeait en général pour passer en Suisse ou en Autriche les moments où le phénomène se manifestait le plus souvent –, l’épouse d’Aldo était partie pour Vienne avec les jumeaux dès l’apparition des passerelles volantes dont la ville s’équipait traditionnellement.

Voilà pourquoi Morosini se sentait de si mauvaise humeur. En d’autres circonstances, en sortant du Ritz, il eût sauté dans le premier train pour Venise afin de retrouver au plus vite la chaude lumière que Lisa faisait régner dans le vieux palais familial, mais la lumière en question brillait dans un autre vieux palais, autrichien cette fois et, s’il en aimait bien la propriétaire – la vieille comtesse von Adlerstein grand-mère de Lisa –, Aldo n’aimait pas trop séjourner dans cette noble demeure ouvrant sur une rue étroite qui lui rappelait la Hofburg et les fastes un rien austères de la cour de François-Joseph. Il s’y sentait sinon déplacé, du moins dépaysé, voire un peu encombrant. Peut-être parce que Joachim, le maître d’hôtel de la comtesse, semblait lui garder rancune du temps où, cherchant Lisa, il avait presque forcé les portes de la résidence de Himmelpfortgasse (1).

Le moral à plat, Morosini rentra donc au Ritz où il avait jadis ses habitudes, se rendit au bar pour se réconforter avec une fine à l’eau et là tomba sur son ami et confrère Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme occupé à faire passer avec le secours du même breuvage le chèque sans provision laissé par un client indélicat.

Une solide amitié liait les deux hommes depuis le temps où le second guidait les pas encore hésitants du premier sur le chemin du commerce des antiquités. Un peu plus âgé que Morosini, Vauxbrun, le cheveu rare, la paupière lourde et le nez impérieux, ressemblait à Jules César ou à Louis XI selon l’éclairage, en admettant que ces deux illustres personnages eussent choisi de s’habiller à Bond Street.

— Comme si nous n’avions pas assez de nos propres aigrefins, confia-t-il à Aldo, les Américains nous envoient à présent les leurs !

— Je partage entièrement ton sentiment, admit celui-ci. À cette différence près que le mien était plus naïf que voleur.

— Ce sont les pires ! Quand ils sont persuadés de posséder des objets rarissimes parce qu’un faisan le leur a fait croire, ils essaient à leur tour de faire avaler la couleuvre aux vrais professionnels. Et le plus beau est qu’ils y arrivent parfois.

— Pas avec moi, répliqua Morosini. Je sais encore faire la différence entre un caillou du Rhin et un diamant !

— Même s’il s’agit d’une jolie femme ?

— Il n’y a plus de jolies femmes pour moi excepté la mienne, protesta vertueusement Morosini.

— Oh, je sais que tu as trouvé la perle rare et qu’auprès de Lisa les autres font un peu terne, mais tu permettras au modeste célibataire que je serai toujours de porter un vif intérêt à de beaux yeux, de jolies jambes et à des silhouettes agréables. À ce propos d’ailleurs… mais tu repars peut-être ce soir ?

— Non. Il fait encore plus mauvais à Venise et Lisa ne rentrera pas avant la fin du mois !

— Alors je vais t’emmener souper chez les Russes. Il y a au Schéhérazade une troupe tzigane dont l’une des chanteuses est une fille belle à couper le souffle…

— Et apparemment elle te l’a coupé… ainsi peut-être que la jugeote ? Ignorerais-tu que les tziganes ne se « commettent » pas avec les clients des cabarets où elles se produisent ? Elles se veulent des artistes pures. Sans cependant être indifférentes à l’argent et par malheur tu es riche !