Le pere Goriot, стр. 22

— Je vais vous rendre, reprit Rastignac qui defit promptement un sac et compta cent quarante francs a madame Vauquer. Les bons comptes font les bons amis, dit-il a la veuve. Nous sommes quittes jusqu’a la Saint-Sylvestre. Changez-moi ces cent sous.

— Les bons amis font les bons comptes, repeta Poiret en regardant Vautrin.

— Voici vingt sous, dit Rastignac en tendant une piece au sphinx en perruque.

— On dirait que vous avez peur de me devoir quelque chose ? s’ecria Vautrin en plongeant un regard divinateur dans l’ame du jeune homme auquel il jeta un de ces sourires goguenards et diogeniques desquels Eugene avait ete sur le point de se facher cent fois.

— Mais… Oui, repondit l’etudiant qui tenait ses deux sacs a la main et s’etait leve pour monter chez lui.

Vautrin sortait par la porte qui donnait dans le salon, et l’etudiant se disposait a s’en aller par celle qui menait sur le carre de l’escalier.

— Savez-vous, monsieur le marquis de Rastignacorama, que ce que vous me dites n’est pas exactement poli, dit alors Vautrin en fouettant la porte du salon et venant a l’etudiant qui le regarda froidement.

Rastignac ferma la porte de la salle a manger, en emmenant avec lui Vautrin au bas de l’escalier, dans le carre qui separait la salle a manger de la cuisine, ou se trouvait une porte pleine donnant sur le jardin, et surmontee d’un long carreau garni de barreaux en fer. La, l’etudiant dit devant Sylvie qui deboucha de sa cuisine : —  MonsieurVautrin, je ne suis pas marquis, et je ne m’appelle pas Rastignacorama.

— Ils vont se battre, dit mademoiselle Michonneau d’un air indifferent.

— Se battre ! repeta Poiret.

— Que non, repondit madame Vauquer en caressant sa pile d’ecus.

— Mais les voila qui vont sous les tilleuls, cria mademoiselle Victorine en se levant pour regarder dans le jardin. Ce pauvre jeune homme a pourtant raison.

— Remontons, ma chere petite, dit madame Couture, ces affaires-la ne nous regardent pas.

Quand madame Couture et Victorine se leverent, elles rencontrerent, a la porte, la grosse Sylvie qui leur barra le passage.

— Quoi qui n’y a donc ? dit-elle. Monsieur Vautrin a dit a monsieur Eugene : Expliquons-nous ! Puis il l’a pris par le bras, et les voila qui marchent dans nos artichauts.

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En ce moment Vautrin parut. — Maman Vauquer, dit-il en souriant, ne vous effrayez de rien, je vais essayer mes pistolets sous les tilleuls.

— Oh ! monsieur, dit Victorine en joignant les mains, pourquoi voulez-vous tuer monsieur Eugene ?

Vautrin fit deux pas en arriere et contempla Victorine. — Autre histoire, s’ecria-t-il d’une voix railleuse qui fit rougir la pauvre fille. Il est bien gentil, n’est-ce pas, ce jeune homme-la ? reprit-il. Vous me donnez une idee. Je ferai votre bonheur a tous deux, ma belle enfant.

Madame Couture avait pris sa pupille par le bras et l’avait entrainee en lui disant a l’oreille : — Mais, Victorine, vous etes inconcevable ce matin.

— Je ne veux pas qu’on tire des coups de pistolet chez moi, dit madame Vauquer. N’allez-vous pas effrayer tout le voisinage et amener la police, a c’t’heure !

— Allons, du calme, maman Vauquer, repondit Vautrin. La, la, tout beau, nous irons au tir. Il rejoignit Rastignac, qu’il prit familierement par le bras : — Quand je vous aurais prouve qu’a trente-cinq pas je mets cinq fois de suite ma balle dans un as de pique, lui dit-il, cela ne vous oterait pas votre courage. Vous m’avez l’air d’etre un peu rageur, et vous vous feriez tuer comme un imbecile.

— Vous reculez, dit Eugene.

— Ne m’echauffez pas la bile, repondit Vautrin. Il ne fait pas froid ce matin, venez nous asseoir la-bas, dit-il en montrant les sieges peints en vert. La, personne ne nous entendra. J’ai a causer avec vous. Vous etes un bon petit jeune homme auquel je ne veux pas de mal. Je vous aime, foi de Tromp… (mille tonnerres !), foi de Vautrin. Pourquoi vous aime-je, je vous le dirai. En attendant, je vous connais comme si je vous avais fait, et vais vous le prouver. Mettez vos sacs la, reprit-il en lui montrant la table ronde.

Rastignac posa son argent sur la table et s’assit en proie a une curiosite que developpa chez lui au plus haut degre le changement soudain opere dans les manieres de cet homme, qui, apres avoir parle de le tuer, se posait comme son protecteur.

— Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce que j’ai fait, ou ce que je fais, reprit Vautrin. Vous etes trop curieux, mon petit. Allons, du calme. Vous allez en entendre bien d’autres ! J’ai eu des malheurs. Ecoutez-moi d’abord, vous me repondrez apres. Voila ma vie anterieure en trois mots. Qui suis-je ? Vautrin. Que fais-je ? Ce qui me plait. Passons. Voulez-vous connaitre mon caractere ? Je suis bon avec ceux qui me font du bien ou dont le c?ur parle au mien. A ceux-la tout est permis, ils peuvent me donner des coups de pied dans les os des jambes sans que je leur dise : Prends garde !Mais, nom d’une pipe ! je suis mechant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas. Et il est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme comme de ca ! dit-il en lancant un jet de salive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il le faut absolument. Je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lu les Memoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et en italien encore ! J’ai appris de cet homme-la, qui etait un fier luron, a imiter la Providence qui nous tue a tort et a travers, et a aimer le beau partout ou il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs une belle partie a jouer que d’etre seul contre tous les hommes et d’avoir la chance ? J’ai bien reflechi a la constitution actuelle de votre desordre social. Mon petit, le duel est un jeu d’enfant, une sottise. Quand de deux hommes vivants l’un doit disparaitre, il faut etre imbecile pour s’en remettre au hasard. Le duel ? croix ou pile ! voila. Je mets cinq balles de suite dans un as de pique en renfoncant chaque nouvelle balle sur l’autre, et a trente-cinq pas encore ! quand on est doue de ce petit talent-la, l’on peut se croire sur d’abattre son homme. Eh ! bien, j’ai tire sur un homme a vingt pas, je l’ai manque. Le drole n’avait jamais manie de sa vie un pistolet. Tenez ! dit cet homme extraordinaire en defaisant son gilet et montrant sa poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’un crin fauve qui causait une sorte de degout mele d’effroi, ce blanc-bec m’a roussi le poil, ajouta-t-il en mettant le doigt de Rastignac sur un trou qu’il avait au sein. Mais dans ce temps-la j’etais un enfant, j’avais votre age, vingt et un ans. Je croyais encore a quelque chose, a l’amour d’une femme, un tas de betises dans lesquelles vous allez vous embarbouiller. Nous nous serions battus, pas vrai ? Vous auriez pu me tuer. Supposez que je sois en terre, ou seriez-vous ? Il faudrait decamper, aller en Suisse, manger l’argent du papa, qui n’en a guere. Je vais vous eclairer, moi, la position dans laquelle vous etes, mais je vais le faire avec la superiorite d’un homme qui, apres avoir examine les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partis a prendre : ou une stupide obeissance ou la revolte. Je n’obeis a rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vous faut, a vous, au train dont vous allez ? un million, et promptement ; sans quoi, avec notre petite tete, nous pourrions aller flaner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Etre-Supreme. Ce million, je vais vous le donner. Il fit une pause en regardant Eugene. — Ah ! ah ! vous faites meilleure mine a votre petit papa Vautrin. En entendant ce mot-la, vous etes comme une jeune fille a qui l’on dit : A ce soir, et qui se toilette en se pourlechant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure. Allons donc ! A nous deux ! Voici votre compte, jeune homme. Nous avons, la-bas, papa, maman, grand’tante, deux s?urs (dix-huit et dix-sept ans), deux petits freres (quinze et dix ans), voila le controle de l’equipage. La tante eleve vos s?urs. Le cure vient apprendre le latin aux [au] deux freres. La famille mange plus de bouillie de marrons que de pain blanc, le papa menage ses culottes, maman se donne a peine une robe d’hiver et une robe d’ete, nos s?urs font comme elles peuvent. Je sais tout, j’ai ete dans le Midi. Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoie douze cents francs par an, et que votre terrine ne rapporte que trois mille francs. Nous avons une cuisiniere et un domestique, il faut garder le decorum, papa est baron. Quant a nous, nous avons de l’ambition, nous avons les Beauseant pour allies et nous allons a pied, nous voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nous mangeons les ratatouillesde maman Vauquer et nous aimons les beaux diners du faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat et nous voulons un hotel ! Je ne blame pas vos vouloirs. Avoir de l’ambition, mon petit c?ur, ce n’est pas donne a tout le monde. Demandez aux femmes quels hommes elles recherchent, les ambitieux. Les ambitieux ont les reins plus forts, le sang plus riche en fer, le c?ur plus chaud que ceux des autres hommes. Et la femme se trouve si heureuse et si belle aux heures ou elle est forte, qu’elle prefere a tous les hommes celui dont la force est enorme, fut-elle en danger d’etre brisee par lui. Je fais l’inventaire de vos desirs afin de vous poser la question. Cette question, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner la marmite ? Nous avons d’abord le Code a manger, ce n’est pas amusant, et ca n’apprend rien ; mais il le faut. Soit. Nous nous faisons avocat pour devenir president d’une cour d’assises, envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T. F. sur l’epaule, afin de prouver aux riches qu’ils peuvent dormir tranquillement. Ce n’est pas drole, et puis c’est long. D’abord, deux annees a droguer dans Paris, a regarder, sans y toucher, les nanansdont nous sommes friands. C’est fatigant de desirer toujours sans jamais se satisfaire. Si vous etiez pale et de la nature des mollusques, vous n’auriez rien a craindre ; mais nous avons le sang fievreux des lions et un appetit a faire vingt sottises par jour. Vous succomberez donc a ce supplice, le plus horrible que nous ayons apercu dans l’enfer du bon Dieu. Admettons que vous soyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez des elegies ; il faudra, genereux comme vous l’etes, commencer, apres bien des ennuis et des privations a rendre un chien enrage, par devenir le substitut de quelque drole, dans un trou de ville ou le gouvernement vous jettera mille francs d’appointements, comme on jette une soupe a un dogue de boucher. Aboie apres les voleurs, plaide pour le riche, fais guillotiner des gens de c?ur. Bien oblige ! Si vous n’avez pas de protections, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge a douze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jete la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous epouserez quelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres de rente. Merci. Ayez des protections, vous serez procureur du roi a trente ans, avec mille ecus d’appointements, et vous epouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villele au lieu de Manuel (ca rime, ca met la conscience en repos), vous serez, a quarante ans, procureur-general, et pourrez devenir depute. Remarquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des accrocs a notre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d’ennuis, de miseres secretes, et que nos s?urs auront coiffe sainte Catherine. J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingt procureurs generaux en France, et que vous etes vingt mille aspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d’un cran. Si le metier vous degoute, voyons autre chose. Le baron de Rastignac veut-il etre avocat ? Oh ! joli. Il faut patir pendant dix ans, depenser mille francs par mois, avoir une bibliotheque, un cabinet, aller dans le monde, baiser la robe d’un avoue pour avoir des causes, balayer le palais avec sa langue. Si ce metier vous menait a bien, je ne dirais pas non ; mais trouvez-moi dans Paris cinq avocats qui, a cinquante ans, gagnent plus de cinquante mille francs par an ? Bah ! plutot que de m’amoindrir ainsi l’ame, j’aimerais mieux me faire corsaire. D’ailleurs, ou prendre des ecus ? Tout ca n’est pas gai. Nous avons une ressource dans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier ? ce sera vous mettre une pierre au cou ; puis, si vous vous mariez pour de l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd’hui votre revolte contre les conventions humaines. Ce ne serait rien que se coucher comme un serpent devant une femme, lecher les pieds de la mere, faire des bassesses a degouter une truie, pouah ! si vous trouviez au moins le bonheur. Mais vous serez malheureux comme les pierres d’egout avec une femme que vous aurez epousee ainsi. Vaut encore mieux guerroyer avec les hommes que de lutter avec sa femme. Voila le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez deja choisi : vous avez ete chez notre cousine [cousin] de Beauseant, et vous y avez flaire le luxe. Vous avez ete chez madame de Restaud, la fille du pere Goriot, et vous y avez flaire la Parisienne. Ce jour-la vous etes revenu avec un mot ecrit sur votre front, et que j’ai bien su lire : Parvenir !parvenir a tout prix. Bravo ! ai-je dit, voila un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’argent. Ou en prendre ? Vous avez saigne vos s?urs. Tous les freres flouentplus ou moins leurs s?urs. Vos quinze cents francs arraches, Dieu sait comme ! dans un pays ou l’on trouve plus de chataignes que de pieces de cent sous, vont filer comme des soldats a la maraude. Apres, que ferez-vous ? vous travaillerez ? Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours un appartement chez maman Vauquer, a des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est le probleme que se proposent de resoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous etes une unite de ce nombre-la. Jugez des efforts que vous avez a faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignees dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’eclat du genie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnetete ne sert a rien. L’on plie sous le pouvoir du genie, on le hait, on tache de le calomnier, parce qu’il prend sans partager ; mais on plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore a genoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi, la corruption est l’arme de la mediocrite qui abonde, et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, et qui depensent plus de dix mille francs a leur toilette. Vous verrez des employes a douze cents francs acheter des terres. Vous verrez des femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’un pair de France, qui peut courir a Longchamps sur la chaussee du milieu. Vous avez vu le pauvre beta de pere Goriot oblige de payer la lettre de change endossee par sa fille, dont le mari a cinquante mille livres de rente. Je vous defie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales. Je parierais ma tete contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guepier chez la premiere femme qui vous plaira, fut-elle riche, belle et jeune. Toutes sont bricolees par les lois, en guerre avec leurs maris a propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des enfants, pour le menage ou pour la vanite, rarement par vertu, soyez-en sur. Aussi l’honnete homme est-il l’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnete homme ? A Paris, l’honnete homme est celui qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans etre jamais recompenses de leurs travaux, et que je nomme la confrerie des savates du bon Dieu. Certes, la est la vertu dans toute la fleur de sa betise, mais la est la misere. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut etre deja riche ou le paraitre. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur. Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui reussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voila la vie telle qu’elle est. Ca n’est pas plus beau que la cuisine, ca pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien debarbouiller : la [] est toute la morale de notre epoque. Si je vous parle ainsi du monde, il m’en a donne le droit, je le connais. Croyez-vous que je le blame ? du tout. Il a toujours ete ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas de m?urs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple : l’homme est le meme en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million de ce haut betail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, meme des lois : j’en suis. Vous, si vous etes un homme superieur, allez en droite ligne et la tete haute. Mais il faudra lutter contre l’envie, la calomnie, la mediocrite, contre tout le monde. Napoleon a rencontre un ministre de la guerre qui s’appelait Aubry, et qui a failli l’envoyer aux colonies. Tatez-vous ! Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus de volonte que vous n’en aviez la veille. Dans ces conjonctures, je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Ecoutez bien. Moi, voyez-vous, j’ai une idee. Mon idee est d’aller vivre de la vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, aux Etats-Unis, dans le sud. Je veux m’y faire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions a vendre mes b?ufs, mon tabac, mes bois, en vivant comme un souverain, en faisant mes volontes, en menant une vie qu’on ne concoit pas ici, ou l’on se tapit dans un terrier de platre. Je suis un grand poete. Mes poesies, je ne les ecris pas : elles consistent en actions et en sentiments. Je possede en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient a peine quarante negres. J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents negres, afin de satisfaire mon gout pour la vie patriarcale. Des negres, voyez-vous ? c’est des enfants tout venus dont on fait ce qu’on veut, sans qu’un curieux de procureur du roi arrive vous en demander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j’aurai trois ou quatre millions. Si je reussis, personne ne me demandera : Qui es-tu ? Je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen des Etats-Unis. J’aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri, je m’amuserai a ma facon. En deux mots, je vous procure une dot d’un million, me donnerez-vous deux cent mille francs ? Vingt pour cent de commission, hein ! est-ce trop cher ? Vous vous ferez aimer de votre petite femme. Une fois marie, vous manifesterez des inquietudes, des remords, vous ferez le triste pendant quinze jours. Une nuit, apres quelques singeries, vous declarerez, entre deux baisers, deux cent mille francs de dettes a votre femme, en lui disant : Mon amour ! Ce vaudeville est joue tous les jours par les jeunes gens les plus distingues. Une jeune femme ne refuse pas sa bourse a celui qui lui prend le c?ur. Croyez-vous que vous y perdrez ? Non. Vous trouverez le moyen de regagner vos deux cent mille francs dans une affaire. Avec votre argent et votre esprit, vous amasserez une fortune aussi considerable que vous pourrez la souhaiter. Ergovous aurez fait, en six mois de temps, votre bonheur, celui d’une femme aimable et celui de votre papa Vautrin, sans compter celui de votre famille qui souffre dans ses doigts, l’hiver, faute de bois. Ne vous etonnez ni de ce que je vous propose, ni de ce que je vous demande ! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans Paris, il y en a quarante-sept qui donnent lieu a des marches semblables. La Chambre des Notaires a force monsieur…