Catherine Il suffit d'un amour Tome 1, стр. 24

Catherine eut a peine le temps de se dire que celui- la etait certainement le mieux place de tous pour bien voir. Une sonnerie de trompettes d'argent annoncait le depart de la procession. En meme temps, toutes les cloches de Bruges se mirent a sonner et la jeune fille, en riant, se boucha les oreilles a cause de celle du beffroi dont le tintamarre lui tombait juste sur la tete.

— Il est de plus en plus difficile d'acheter les laines anglaises a bon compte, se plaignait Mathieu Gautherin. Les Florentins de la Calimala raflent tout a prix d'or et reviennent ensuite ici vendre leurs draps a des taux terrifiants. Je reconnais que leurs tissus sont beaux et leurs couleurs brillantes, mais tout de meme ! D'autant plus que l'alun des mines de Tolfa qu'ils ont sous la main leur permet de fixer les couleurs a bon compte...

— Bah ! rencherit son nouvel ami, nous avons, nous autres pelletiers, des difficultes de ce genre. Ces gens de Novgorod n'exigent-ils pas maintenant d'etre payes en ducats de Venise ?

Comme si notre bon or flamand n'avait pas autant de valeur...

— Chut... ! fit Catherine que ce bavardage mercantile agacait.

Voici la procession !

Les deux hommes se turent et le bourgeois de Gand profita de ce que la jeune fille etait captivee par le spectacle pour diminuer la distance qu'elle avait mise entre elle et lui. Cela l'obligea a se tordre le cou de cote pour eviter d'etre eborgne par les cornes de dentelles de sa haute coiffure. Catherine les yeux ecarquilles, ne pensait d'ailleurs plus a lui. La procession s'ebranlait.

C'etait en verite une superbe procession ! Les echevins, toutes les corporations, chacune avec sa banniere, y. etaient representes. Par reverence pour la relique, tout ce monde portait des couronnes de rose, de violette, et de marjolaine, qui sur ces bonnes figures bien nourries faisaient un etrange effet.

Une cohorte de moines et une theorie de jeunes filles en robes blanches precedaient immediatement le Saint Sang dont l'approche jetait tout le monde a genoux dans la poussiere.

Catherine, eblouie, crut voir s'avancer le soleil lui- meme soudainement decroche du ciel. D'or frise etait le grand dais porte par quatre diacres au-dessus de la tete de l'eveque. De drap d'or, rebrode d'or et de diamants, la chape du prelat et sa mitre etincelante. Il s'avancait, au petit pas d'une mule blanche, harnachee d'or elle aussi, et portait entre ses mains gantees de pourpre, contre sa poitrine, un reliquaire scintillant dont le couvercle etait orne de deux anges agenouilles aux ailes emaillees de saphirs et de perles. Les vitres de cristal de la minuscule chapelle laissaient voir a l'interieur une petite ampoule d'un rouge presque brun : le Precieux Sang du Christ, quelques gouttes recueillies jadis sur le Golgotha par Joseph d'Arimathie. Thierry, Comte d'Alsace et de Flandres, a qui le patriarche de Jerusalem les avait remises en 1149, avait rapporte de Terre Sainte a Bruges l'ampoule sainte.

A peine relevee de son agenouillement, la jeune fille dut replonger, cette fois dans une profonde reverence.

— Voila la duchesse ! avait dit quelqu'un dans la foule...

En effet, derriere le dais, une troupe de jeunes femmes en toilettes somptueuses, toutes vetues de brocart bleu pale givre d'argent et de perles, toutes portant le hennin de toile d'argent ennuage de mousseline bleue, entouraient une jeune femme blonde, mince et gracieuse, au visage triste et doux. La longue traine doublee d'hermine de sa robe de brocart bleu a grandes fleurs d'or roulait les fleurs et les feuillages sur ses pas. Son hennin constelle de saphirs semblait une fleche d'or fin, et des bijoux etincelants couvraient sa gorge frele, ses poignets ; sa ceinture etait faite de gros cabochons d'or d'un travail presque barbare par la grosseur des pierres enchassees.

C'etait la premiere fois que Catherine voyait la duchesse de Bourgogne. Jamais en effet, la souveraine ne venait a Dijon. Toute l'annee, elle vivait, seule avec ses femmes, dans le severe et fastueux palais des comtes de Flandres, a Gand, parce que sa vue etait penible a son mari.

Michelle de France etait la fille du pauvre Charles VI le fou et surtout, la s?ur du Dauphin Charles que la rumeur publique accusait de la mort du defunt duc Jean-Sans-Peur, assassine au pont de Montereau trois ans plus tot. Philippe de Bourgogne aimait cherement son pere et, du jour ou il avait appris sa mort, l'amour sans passion qu'il portait a sa jeune femme s'etait eteint, simplement parce qu'elle etait la s?ur de son ennemi. Des lors Michelle n'avait plus vecu que pour Dieu et pour soulager les miseres. Les gens de Gand l'adoraient et tenaient quelque peu ligueur a leur legitime seigneur de son attitude envers une femme si douce et si bonne. Ils la jugeaient excessive et parfaitement injuste.

A considerer le doux visage de Michelle, Catherine rejoignit aussitot les bourgeois de Gand dans leur opinion et se dit que le duc Philippe n'etait qu'un imbecile. Derriere elle, le pelletier gantois chuchotait a l'oncle Mathieu :

La vie de notre pauvre duchesse n'est qu'un long martyre. L'an passe, est-ce que le duc n'a pas celebre avec eclat la naissance du batard qu'il a eu de la dame de Presles ? Notre bonne dame qui n'a pas d'enfant, et pour cause, en a pleure des jours entier mais lui, sans souci de ses larmes, a proclame le poupon Grand Batard de Bourgogne...

comme s'il y vivait tant de raisons de faire le fier !

l'indignation gonfla le c?ur genereux de Catherine.

Elle eut aime voler au secours de la petite duchesse, si injustement dedaignee par son mari !

Il approchait d'ailleurs, en personne, le duc Philippe. A cheval, escorte d'une troupe de chevaliers en harnois de guerre, il figurait dans le cortege avec le comte Thierry de Flandres a qui l'on devait le Saint Sang. Et, comme tel, portait des armes d'un autre age. Un haubert a mailles d'acier l'emprisonnait des epaules aux genoux, assorti au camail qui enfermait sa tete sous le heaume conique, laissant tout juste passer l'ovale dur et pale du visage. Une longue epee, large et plate pendait a son cote. Dans son poing droit gante de fer il tenait une lance ou flottait un pennon aux couleurs de Flandres.

A son bras droit, l'ecu en amande allongee. Les seigneurs de l'entourage etaient vetus de meme et formaient une impressionnante foret de statues de fer noir, rigides et sinistres. Le regard de Philippe planait au-dessus des tetes et ne se posait sur rien. Comme il semblait hautain, distant et dedaigneux ! Catherine inclinee a nouveau sous le poids du respect se dit que, decidement, il n'etait pas sympathique.

Soudain, comme elle se relevait de sa reverence, Catherine sentit deux mains tremblantes etreindre sa taille. Elle fit un mouvement pour se degager pensant que quelqu'un glissait et se rattrapait comme il pouvait. Mais les mains fureteuses remontaient maintenant le long de son buste pour se refermer avidement autour de ses seins. Un hurlement de rage lui echappa. Se retournant avec une violence qui eloigna les voisins et fit basculer sa coiffure, la jeune fille fit face a l'agresseur et se retrouva nez a nez avec le pelletier de Gand, stupefait d'une telle reaction.

— Oh ! s'ecria-t-elle... Espece de pourceau !...

Et, incapable de maitriser sa colere, par trois fois, a toute volee, elle gifla l'impudent. Les joues blemes rougirent instantanement comme des coquelicots en aout, et le bourgeois recula en portant ses mains a sa figure. Mais Catherine etait lancee. Sans souci de sa belle coiffe de dentelle qui roulait dans la poussiere, liberant la masse rutilante de sa chevelure, elle voulut poursuivre l'adversaire malgre les efforts de Mathieu pour la retenir.

— Ma niece, ma niece, etes-vous folle ? s'ecria le brave homme.

— Folle ? Ah bien oui ? Demandez donc a ce triste individu, a cet ignoble marchand de peaux ce qu'il vient de faire ? Demandez-le-lui s'il ose vous le dire ?