Catherine des grands chemins, стр. 16

Sara, inquiete, suivait sur le visage de la jeune femme la trace de la douleur qui montait. Les larmes roulaient maintenant, pressees, sur les joues pales, soudant sans arret des larges yeux sombres. Elle vit que ceux-ci venaient de se fixer sur un grand religieux, drape dans un froc brun, avec une insistance suspecte. Et brusquement, la zingara comprit pourquoi. C'etait le moine gardien de la leproserie de Calves.

Sans doute avait-il amene ici quelques malades pour tenter d'obtenir de saint Meen leur guerison.

Mais le cheminement de la pensee de Sara fut interrompu brutalement par ce qu'elle attendait inconsciemment depuis un instant

: le cri angoisse, desespere de Catherine

— Arnaud !

1. Le mal des Ardents, du a l'ergot de seigle, noircissait les membres qui finissaient par tomber.

Les lepreux avaient contourne l'eminence sur laquelle se tenaient les cavaliers et s'eloignaient, mais l'homme qui marchait aupres du moine brun, cet homme grand et mince dont les larges epaules portaient la livree de misere avec tant d'elegance naturelle, c'etait, ce ne pouvait etre qu'Arnaud de Montsalvy.

L'amour de Catherine plus que son regard l'avait reconnu. Deja, avant que Mac Laren petrifie eut seulement songe a la retenir, elle avait glisse a terre et, relevant a deux mains sa longue jupe, s'etait mise a courir dans la neige. D'un meme mouvement, ne de leur tendresse commune, Sara, Gauthier et Frere Etienne avaient fait de meme. Les longues jambes du Normand lui eurent bientot permis de devancer les autres. Mais, portee par sa passion, Catherine courait si vite qu'il ne parvenait pas a la rejoindre. Ni la neige, ni le chemin inegal ne pouvaient la ralentir. Elle volait litteralement, le voile noir claquant derriere elle comme un etendard au combat. Une seule pensee, folle, exaltante, elle allait « le » revoir, lui parler. Un bonheur immense avait envahi son ame comme un torrent qui brise ses digues.

Ses yeux, secs maintenant et scintillants, etaient rives a cet homme qui marchait aupres du moine...

Cette joie que Gauthier devinait en Catherine l'epouvantait car elle ne pouvait durer. Qu'allait-elle trouver quand l'homme se tournerait vers elle ? Depuis des mois qu'il etait en leproserie, Arnaud de Montsalvy n'avait-il pas change ? N'etait-ce pas un visage deja ronge que la jeune femme allait contempler ? Il forca sa course, cria :

— Dame Catherine... par grace, attendez ! Attendez- moi !

Sa voix puissante porta si loin qu'elle depassa Catherine, atteignit le cortege des lepreux. Le moine se retourna et son compagnon avec lui.

C'etait bien Arnaud ! La joie gonfla d'esperance la poitrine de Catherine qui commencait a perdre haleine. Si un miracle allait avoir lieu ? S'ils allaient, de nouveau, etre reunis... Dieu avait-il eu, enfin, pitie d'elle ? Avait-il exauce les prieres eperdues de ses nuits sans sommeil ? Elle pouvait maintenant distinguer le cher visage, etroitement encastre dans le camail rouge, mais toujours aussi beau, toujours aussi fier. Le mal terrible ne l'avait pas encore defigure.

Encore un petit effort, encore un court instant et elle allait l'atteindre.

Les bras tendus, elle s'obligea a courir toujours plus vite, sourde, aux cris de Gauthier qui continuait de l'appeler.

Mais Arnaud, lui aussi, l'avait reconnue. Catherine le vit palir, l'entendit crier : « Non ! Non ! » en la repoussant a l'avance d'un geste de ses deux mains gantees.

Il murmura quelque chose a l'adresse du religieux et celui-ci se jeta au-devant de la jeune femme, les bras en croix, barrant le passage.

Elle se lanca contre lui, en aveugle, se heurta durement a un torse epais vetu de bure brune, s'accrocha aux bras etendus comme la Madeleine a la Croix.

— Laissez-moi passer ! gemit-elle les dents serrees. Laissez-moi passer... C'est mon epoux... je veux le voir !

— Non, ma fille, n'approchez pas ! Vous n'en avez pas le droit... et il ne le desire pas.

— Vous mentez ! hurla. Catherine hors d'elle. Arnaud ! Arnaud !

Dis-lui qu'il me laisse passer !

A quelques pas, Arnaud etait debout, fige. Mais son visage, convulse de douleur, etait le masque meme de la souffrance. Pourtant, sa voix ne trembla pas :

— Non, Catherine, non, mon amour... Va-t'en ! Tu ne dois pas approcher. Songe a notre fils.

— Je t'aime, gemit Catherine desesperee. Je ne peux pas ne plus t'aimer. Laisse-moi approcher !

— Non ! Dieu m'est temoin que, moi aussi, je t'aime et que je voudrais m'arracher cet amour du c?ur parce qu'il m'etouffe. Mais il faut t'eloigner !

— Saint Meen peut faire un miracle !

— Je n'y crois pas !

— Mon fils, reprocha le moine qui maintenait toujours Catherine, vous blasphemez.

Non. Si j'ai accepte de venir ici, c'est davantage pour mes compagnons que pour moi. Qui donc se sou vient d'une guerison miraculeuse en ce lieu ? Il n'y a pas d'espoir !

Il se detournait et, le pas soudain alourdi, se dirigeait vers ses compagnons de misere qui, la-bas, s'eloignaient en chantant un cantique, inconscients du drame qui se jouait. Catherine eclata en sanglots.

— Arnaud ! hoqueta-t-elle, Arnaud... Je t'en supplie... Attends-moi... Ecoute-moi !

Mais il ne voulait pas entendre. Appuye sur son long baton de route, il poursuivait son chemin sans se retourner. Gauthier, cependant, avait rejoint Catherine, la detachait doucement du moine, l'appuyait, secouee de sanglots desesperes, sur sa propre poitrine.

— Partez, mon frere, partez vite !... Et dites a messire Arnaud qu'il ne soit pas en peine...

Le moine, a son tour, s'eloigna tandis que Sara et Frere Etienne, hors d'haleine, rejoignaient leurs amis. Derriere eux, les Ecossais arrivaient eux aussi au trot. Un dernier reflexe arracha Catherine a l'etreinte de Gauthier, mais les larmes l'aveuglaient tellement qu'elle n'apercut plus qu'une ligne grise et rouge oscillant encore dans la neige. Le Normand n'eut aucune peine a la ramener contre lui.

La voix froide de Ian Mac Laren tomba sur eux, du haut du cheval de l'Ecossais.

—- Passez-la-moi et partons ! Cette scene a suffisamment dure.

Mais, avec un haussement d'epaules, Gauthier souleva Catherine et la deposa sur son propre cheval qu'un des soldats tenait en bride.

— Que cela vous plaise ou non, et meme si cette bete doit en crever, c'est moi qui me chargerai de Dame Catherine ! Vous ne me semblez guere comprendre grand-chose a une douleur comme la sienne. Avec vous, elle est en exil.

Mac Laren porta la main a la poignee de son epee, la tira a demi et gronda

— Manant, j'ai bonne envie de te faire rentrer tes insolences dans la gorge !

— A votre place, messire, je ne m'y essaierais pas, repliqua le Normand avec un sourire menacant.

En meme temps, sa main a lui s'en allait se poser comme par hasard sur la hache de sa ceinture. Mac Laren n'insista pas et fit volter son cheval.

L'auberge ou l'on s'arreta le soir, nichee dans une courbe de la Dordogne, Catherine n'en vit rien. Elle avait tant pleure qu'une sorte d'insensibilite lui etait venue. Ses yeux rouges, gonfles, ne s'ouvraient plus qu'avec peine et sur des choses trop brouillees pour ramener son attention. D'ailleurs, rien ne l'interessait plus. Elle avait mal comme elle n'avait jamais eu mal, meme le jour abominable ou Arnaud avait ete retranche des vivants. L'espoir un instant revenu, cette rencontre fortuite lui avait semble un signe du destin, une reponse du Seigneur a ses incessantes interrogations. Tous ces mois de souffrance avaient ete abolis d'un seul coup et la blessure d'amour, qui peut-etre se refermait un peu, s'etait rouverte et saignait plus que jamais.

Toute la journee, blottie contre la poitrine de Gauthier comme un enfant malade, elle s'etait laisse cahoter par le trot dur du cheval sans meme ouvrir les yeux. Puis on l'avait transportee par un escalier branlant jusqu'a cette chambre d'auberge. Une chambre ? A peine ! Un reduit ou l'on avait installe un brasero et ou un etroit lit de bois tenait presque tout l'espace. Mais qu'importait a Catherine ! Sara l'avait couchee comme elle aurait couche Michel et elle s'etait pelotonnee en boule au creux de la paillasse, dans les draps si uses qu'ils en etaient devenus transparents. Se faire la plus petite possible, se fondre dans cet univers hostile et miserable, disparaitre...