Trois Contes, стр. 18

«J'ai faim!» dit-il.

Julien lui donna ce qu'il possedait, un vieux quartier de lard et les croutes d'un pain noir.

Quand il les eut devores, la table, l'ecuelle et le manche du couteau portaient les memes taches que l'on voyait sur son corps.

Ensuite, il dit: «J'ai soif!» Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arome qui dilata son c?ur et ses narines. C'etait du vin. Quelle trouvaille! mais le Lepreux avanca le bras, et d'un trait vida toute la cruche.

Puis il dit: «J'ai froid!»

Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougeres, au milieu de la cabane.

Le Lepreux vint s'y chauffer; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulceres coulaient, et d'une voix presque eteinte, il murmura: «Ton lit!»

Julien l'aida doucement a s'y trainer, et meme etendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau.

Le Lepreux gemissait. Les coins de sa bouche decouvraient ses dents, un rale accelere lui secouait la poitrine, et son ventre, a chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertebres.

Puis il ferma les paupieres.

«C'est comme de la glace dans mes os! Viens pres de moi!»

Et Julien, ecartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, pres de lui, cote a cote.

Le Lepreux tourna la tete.

«Deshabille-toi, pour que j'aie la chaleur de ton corps!»

Julien ota ses vetements; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaca dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lepreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime.

Il tachait de l'encourager; et l'autre repondait, en haletant:

«Ah! je vais mourir!… Rapproche-toi, rechauffe-moi! Pas avec les mains! non! toute ta personne.»

Julien s'etala dessus completement, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine.

Alors le Lepreux l'etreignit; et ses yeux tout a coup prirent une clarte d'etoiles; ses cheveux s'allongerent comme les rais du soleil; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'eleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de delices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'ame de Julien pame; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tete et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se deployait; et Julien monta vers les espaces bleus, face a face avec Notre Seigneur Jesus, qui l'emportait dans le ciel.

Et voila l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle a peu pres qu'on la trouve, sur un vitrail d'eglise, dans mon pays.

HERODIAS

I

La citadelle de Mach?rous se dressait a l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cone. Quatre vallees profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrieme au-dela. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inegalites du terrain; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait a la forteresse, dont les murailles etaient hautes de cent vingt coudees, avec des angles nombreux, des creneaux sur le bord, et, ca et la, des tours qui faisaient comme des fleurons a cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abime.

Il y avait dans l'interieur un palais orne de portiques, et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, ou des mats etaient disposes pour tendre un velarium.

Un matin, avant le jour, le Tetrarque Herode-Antipas vint s'y accouder, et regarda.

Les montagnes, immediatement sous lui, commencaient a decouvrir leurs cretes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abimes, etait encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se dechira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derriere Mach?rous, epandait une rougeur. Elle illumina bientot les sables de la greve, les collines, le desert, et, plus loin, tous les monts de la Judee, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi, au milieu, tracait une barre noire; Hebron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dome; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Gazer des champs de sesame; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jerusalem. Le Tetrarque en detourna la vue pour contempler, a droite, les palmiers de Jericho; et il songea aux autres villes de sa Galilee: Capharnaum, Endor, Nazareth, Tiberias ou peut-etre il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride. Toute blanche, elle eblouissait comme une nappe de neige. Le lac, maintenant, semblait en lapis-lazuli; et a sa pointe meridionale, du cote de l'Yemen, Antipas reconnut ce qu'il craignait d'apercevoir. Des tentes brunes etaient dispersees; des hommes avec des lances circulaient entre les chevaux, et des feux s'eteignant brillaient comme des etincelles a ras du sol.

C'etaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait repudie la fille pour prendre Herodias, mariee a l'un de ses freres qui vivait en Italie, sans pretentions au pouvoir.

Antipas attendait les secours des Romains; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant a paraitre, il se rongeait d'inquietudes.

Agrippa, sans doute, l'avait ruine chez l'Empereur.

Philippe, son troisieme frere, souverain de la Batanee, s'armait clandestinement. Les Juifs ne voulaient plus de ses m?urs idolatres, tous les autres de sa domination; si bien qu'il hesitait entre deux projets: adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes; et, sous le pretexte de feter son anniversaire, il avait convie pour ce jour meme, a un grand festin, les chefs de ses troupes, les regisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilee.

Il fouilla d'un regard aigu toutes les routes. Elles etaient vides. Des aigles volaient au-dessus de sa tete; les soldats, le long du rempart, dormaient contre les murs; rien ne bougeait dans le chateau.

Tout a coup, une voix lointaine, comme echappee des profondeurs de la terre, fit palir le Tetrarque. Il se pencha pour ecouter; elle avait disparu. Elle reprit; et en claquant dans ses mains, il cria «Mannaei! Mannaei!»

Un homme se presenta, nu jusqu'a la ceinture, comme les masseurs des bains. Il etait tres grand, vieux, decharne, et portait sur la cuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevee par un peigne, exagerait la longueur de son front. Une somnolence decolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteils posaient legerement sur les dalles, tout son corps ayant la souplesse d'un singe, et sa figure l'impassibilite d'une momie.

«Ou est-il?» demanda le Tetrarque.

Mannaei repondit, en indiquant avec son pouce un objet derriere eux: