Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 3

Apres une si funeste experience, comment la Barbe-Bleue se resolut-il a contracter une nouvelle union? C’est ce qu’on ne pouvait comprendre si l’on ne savait le pouvoir d’un bel ?il sur un c?ur bien ne. Cet honnete gentilhomme rencontra dans un chateau du voisinage, ou il frequentait, une jeune orpheline de qualite, nommee Alix de Pontalcin, qui, depouillee de tous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu’a s’enfermer dans un couvent. Des amis officieux s’entremirent pour changer sa resolution et la decider a accepter la main de M. de Montragoux. Elle etait parfaitement belle. La Barbe-Bleue, qui se promettait de gouter entre ses bras un bonheur infini, fut une fois de plus trompe dans ses esperances, et cette fois eprouva un mecompte qui, par l’effet de sa complexion, lui devait etre plus sensible encore que tous les deplaisirs qu’il avait soufferts en ses precedents mariages. Alix de Pontalcin refusa obstinement de donner une realite a l’union a laquelle elle avait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux la pressait de devenir sa femme; elle resistait aux prieres, aux larmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus legeres de son epoux et courait s’en fermer dans le cabinet des princesses infortunees, ou elle demeurait seule et farouche des nuits entieres. On ne sut jamais la cause d’une resistance si contraire aux lois divines et humaines; on l’attribua a ce que M. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nous avons dit tout a l’heure de cette barbe rend une telle supposition peu vraisemblable. Au reste, c’est un sujet sur lequel il est difficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances les plus cruelles. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevant chiens, chevaux et piqueurs. Mais, quand il rentrait harasse, fourbu dans son chateau, il suffisait de la vue de mademoiselle de Pontalcin pour reveiller a la fois ses forces et ses tourments. Enfin, n’y pouvant tenir, il demanda a Rome l’annulation d’un mariage qui n’etait qu’un leurre, et l’obtint selon le droit canon et moyennant un beau present au Saint-Pere. Si M. de Montragoux congedia mademoiselle de Pontalcin avec les marques de respect qu’on doit a une femme et sans lui casser sa canne sur le dos, c’est qu’il avait l’ame forte, le c?ur grand et qu’il etait maitre de lui comme des Guillettes. Mais il jura que rien de femelle n’entrerait desormais dans ses appartements. Heureux s’il avait jusqu’au bout tenu son serment!

III

Quelques annees s’etaient passees depuis que M. de Montragoux avait congedie sa sixieme femme, et l’on ne gardait plus, dans la contree, qu’un souvenir confus des calamites domestiques qui avaient fondu sur la maison de ce bon seigneur. On ne savait ce que ses femmes etaient devenues, et l’on en faisait le soir, au village, des contes a faire dresser les cheveux sur la tete; les uns y croyaient et les autres non. A cette epoque, une veuve sur le retour, la dame Sidonie de Lespoisse, vint s’etablir avec ses enfants dans le manoir de la Motte-Giron, a deux lieues, a vol d’oiseau, du chateau des Guillettes. D’ou elle venait, ce qu’avait ete son epoux, tout le monde l’ignorait. Les uns pensaient, pour l’avoir entendu dire, qu’il avait tenu certains emplois en Savoie ou en Espagne; d’autres disaient qu’il etait mort aux Indes; plusieurs s’imaginaient que sa veuve possedait des terres immenses; quelques-uns en doutaient beaucoup. Cependant elle menait grand train et invitait a la Motte-Giron toute la noblesse de la contree. Elle avait deux filles, dont l’ainee, Anne, pres de coiffer Sainte-Catherine, etait une fine mouche. Jeanne, la plus jeune, bonne a marier, cachait sous les apparences de l’ingenuite une precoce experience du monde. La dame de Lespoisse avait aussi deux garcons de vingt et vingt-deux ans, fort beaux et bien faits, dont l’un etait dragon et l’autre mousquetaire. Je dirai, pour avoir vu son brevet, que celui-ci etait mousquetaire noir. Il n’y paraissait pas quand il allait a pied, car les mousquetaires noirs se distinguaient des mousquetaires gris, non par la couleur de leur habit, mais par la robe de leur cheval. Ils portaient, les uns comme les autres, la soubreveste de drap bleu galonne d’or. Quant aux dragons, ils se reconnaissaient a une espece de bonnet de fourrure dont la queue leur tombait galamment sur l’oreille. Les dragons avaient la reputation de mauvais garnements, temoin la chanson:

Ce sont les dragons qui viennent: Maman, sauvons-nous!

Mais on aurait cherche vainement dans les deux regiments des dragons de Sa Majeste un aussi grand paillard, un aussi grand ecornifleur et un aussi bas coquin que Cosme de Lespoisse. Son frere etait, aupres de lui, un honnete garcon. Ivrogne et joueur, Pierre de Lespoisse plaisait aux dames et gagnait aux cartes; c’etaient la les seuls moyens de vivre qu’on lui connut.

La dame de Lespoisse, leur mere, ne menait grand train, a la Motte-Giron, que pour faire des dupes. En realite, elle n’avait rien et devait jusqu’a ses fausses dents. Ses nippes, son mobilier, son carrosse, ses chevaux et ses gens lui avaient ete pretes par des usuriers de Paris, qui menacaient de les lui retirer si elle ne mariait pas bientot une de ses filles a quelque riche seigneur, et l’honnete Sidonie s’attendait a tout moment a se voir nue dans sa maison vide. Pressee de trouver un gendre, elle avait tout de suite jete ses vues sur M. de Montragoux qu’elle devinait simple, facile a tromper, tres doux et prompt a l’amour sous une apparence rude et farouche. Ses filles entraient dans ses desseins et, a chaque rencontre, criblaient la pauvre Barbe-Bleue d’?illades qui le percaient jusqu’au fond du c?ur. Il ceda tres vite aux charmes puissants des deux demoiselles de Lespoisse. Oubliant ses serments, il ne songea plus qu’a epouser l’une ou l’autre, les trouvant toutes deux egalement belles. Apres quelques retardements, causes moins par son hesitation que par sa timidite, il se rendit en grand equipage a la Motte-Giron et fit sa demande a la dame de Lespoisse, lui laissant le choix de celle de ses filles qu’elle voudrait lui donner. Madame Sidonie lui repondit obligeamment qu’elle le tenait en haute estime et qu’elle l’autorisait a faire sa cour a celle des demoiselles de Lespoisse qu’il aurait distinguee.

– Sachez plaire, Monsieur, lui dit-elle; j’applaudirai la premiere a vos succes.

Pour faire connaissance, la Barbe-Bleue invita Anne et Jeanne de Lespoisse avec leur mere, leurs freres et une multitude de dames et de gentilshommes, a passer quinze jours au chateau des Guillettes. Ce ne furent que promenades, que parties de chasse et de peche, que danses et festins, collations et divertissements de toute espece.

Un jeune seigneur que les dames de Lespoisse avaient amene, le chevalier de la Merlus, organisait les battues. La Barbe-Bleue avait les plus belles meutes et les plus beaux equipages de la contree. Les dames rivalisaient d’ardeur avec les gentilshommes a poursuivre le cerf. On ne forcait pas toujours la bete, mais les chasseurs et les chasseresses s’egaraient par couples, se retrouvaient et s’egaraient encore dans les bois. Le chevalier de la Merlus se perdait de preference avec Jeanne de Lespoisse, et chacun rentrait la nuit au chateau, emu de ses aventures et content de sa journee. Apres quelques jours d’observation le bon seigneur de Montragoux prefera decidement a l’ainee des s?urs Jeanne la cadette qui etait plus fraiche, ce qui ne veut pas dire qu’elle etait plus neuve. Il laissait paraitre sa preference, qu’il n’avait pas a cacher, car elle etait honnete; et d’ailleurs il etait sans detours. Il faisait sa cour a cette jeune demoiselle le mieux qu’il pouvait, lui parlant peu, faute d’habitude, mais il la regardait en roulant des yeux terribles et en tirant du fond des entrailles des soupirs a renverser un chene. Parfois il se mettait a rire, et la vaisselle en tremblait et les vitres en resonnaient. Seul de toute la societe il ne remarquait pas les assiduites du chevalier de la Merlus aupres de la fille cadette de madame de Lespoisse, ou, s’il les remarquait, il n’y voyait pas de mal. Son experience des femmes ne suffisait pas a le rendre soupconneux et il ne se defiait point de ce qu’il aimait. Ma grand-mere disait que l’experience, dans la vie, ne sert a rien et qu’on reste ce qu’on etait. Je crois qu’elle avait raison et l’histoire veritable que je retrace ici n’est pas pour lui donner tort.