Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 23

– Jeronimo, disait l’un, sera ministre d affaires etrangeres quand il voudra.

– Lorsqu’il le sera, disait l’autre, il mettra le roi dans sa poche.

L’ambassadrice d’Autriche, l’examinant a travers sa face-a-main, dit:

– Ce garcon est intelligent, il se fera.

L’entretien termine, Jeronimo s’en fut faire un tour de jardin avec son fidele Jobelin, espece d’echassier a tete de hibou qui ne le quittait jamais.

Le secretaire des commandements et le premier ecuyer le suivirent.

– C’est sa chemise qu’il nous faut, dit tout bas Quatrefeuilles. Mais la donnera-t-il? Il est socialiste et combat le gouvernement du roi.

Bah! ce n’est pas un mechant homme, repliqua Saint-Sylvain, et il a de l’esprit. Il ne doit pas souhaiter de changement, puisqu’il est de l’opposition. Il n’a pas de responsabilite; sa situation est excellente: il doit y tenir. Un bon opposant est toujours conservateur. Ou je me trompe fort, ou ce demagogue serait bien fache de nuire a son roi. Si l’on negocie habilement, on obtiendra la chemise. Il traitera avec la Cour, comme Mirabeau. Mais il faut qu’il soit assure du secret.

Tandis qu’ils parlaient ainsi, Jeronimo se promenait, le chapeau sur l’oreille, faisait le moulinet avec sa canne, repandait son humeur hilare en plaisanteries, en badinages, en rires, en exclamations, en mauvais jeux de mots, en calembours obscenes et scatologiques, en fredons. Cependant, a quinze pas devant lui, le duc des Aulnes, arbitre des elegances et prince de la jeunesse, rencontrant une dame de sa connaissance, la salua tres simplement d’un petit geste sec, mais non sans grace. Le tribun l’observa d’un regard attentif, puis, devenu sombre et songeur, il abattit sa main pesante sur l’epaule de son echassier:

– Jobelin, lui dit-il, je donnerais ma popularite et dix ans de ma vie pour porter le frac et parler aux femmes comme ce freluquet.

Il avait perdu sa gaiete. Il allait maintenant, morne, la tete basse et regardait sans plaisir son ombre que la lune ironique lui jetait dans les jambes comme un poussah bleu.

– Qu’a-t-il dit?… Se moque-t-il? demanda Quatrefeuilles inquiet.

– Il n’a jamais ete plus sincere ni plus serieux, repondit Saint-Sylvain. Il vient de nous decouvrir la plaie qui le ronge. Jeronimo ne se console pas de manquer d’aristocratie et d’elegance. Il n’est pas heureux. Je ne donnerais pas quatre sols de sa chemise.

Le temps s’ecoulait et la recherche s’annoncait laborieuse. Le secretaire des commandements et le premier ecuyer deciderent de poursuivre leur enquete chacun de son cote et convinrent de se retrouver pendant le souper dans le petit salon jaune pour s’instruire reciproquement du resultat de leur enquete. Quatrefeuilles interrogeait de preference les militaires, les grands seigneurs et les gros proprietaires, et ne negligeait pas de s’enquerir aupres des femmes. Saint-Sylvain, plus penetrant, lisait dans les yeux des financiers et sondait les reins des diplomates.

Ils se rejoignirent a l’heure dite, tous deux las et la mine allongee.

– Je n’ai vu que des heureux, dit Quatrefeuilles, et leur bonheur a tous, etait gate. Les militaires sechent du desir d’une croix, d’un grade ou d’une dotation. Les avantages et les honneurs obtenus par leurs rivaux leur ravagent le foie. A la nouvelle que le general de Tintille etait nomme duc des Comores, je les ai vus jaunes comme du coco et verts comme des lezards. L’un d’eux devint pourpre: c’etait d’apoplexie. Nos gentilshommes crevent a la fois d’ennui et de tracas sur leurs terres; toujours en proces avec leurs voisins, devores par les hommes de loi, ils trainent dans les soucis leur pesante oisivete.

– Je n’ai pas mieux trouve que vous! dit Saint-Sylvain. Et ce qui me frappe, c’est de voir que les hommes ont pour souffrir des motifs contraires et des raisons opposees. J’ai vu le prince des Estelles malheureux parce que sa femme le trompe, non qu’il l’aime, mais il a de l’amour propre, et le duc de Mauvert malheureux de ce que sa femme ne le trompe pas et le frustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinee. Celui-ci est excede par ses enfants; celui-la se desespere de n’en pas avoir. J’ai rencontre des bourgeois qui ne revent que d’habiter la campagne et des campagnards qui ne pensent qu’a s’etablir a la ville. J’ai recu la confidence de deux hommes d’honneur, l’un, inconsolable d’avoir tue en duel l’homme qui lui avait pris sa maitresse; l’autre, desespere d’avoir manque son rival.

– Je n’aurais jamais cru, soupira Quatrefeuilles, qu’il fut si difficile de rencontrer un homme heureux.

– Peut-etre aussi que nous nous y prenons mal, objecta Saint-Sylvain: nous cherchons au hasard, sans methode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nous n’avons pas defini le bonheur. Il faut le definir.

– Ce serait du temps perdu, repondit Quatre feuilles.

– Je vous demande pardon, repliqua Saint Sylvain. Quand nous l’aurons defini, c’est-a-dire limite, determine, fixe en son lieu et en son temps, nous aurons plus de moyens de le trouver.

– Je ne crois pas, dit Quatrefeuilles.

Toutefois ils convinrent de consulter a ce sujet l’homme le plus savant du royaume, M. Chaudesaigues, directeur de la Bibliotheque du roi.

Le soleil etait leve quand ils rentrerent au palais. Christophe V avait passe une mauvaise nuit et reclamait impatiemment la chemise medicinale. Ils s’excuserent du retard et grimperent au troisieme etage, ou M. Chaudesaigues les recut dans une vaste salle qui contenait huit cent mille volumes imprimes et manuscrits.

V LA BIBLIOTHEQUE ROYALE

Apres les avoir fait asseoir, le bibliothecaire montra d’un geste aux visiteurs la multitude de livres ranges sur les quatre murs, depuis le plancher jusqu’a la corniche:

– Vous n’entendez pas? vous n’entendez pas le vacarme qu’ils font? J’en ai les oreilles rompues. Ils parlent tous a la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de tout: Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre et l’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, le mal; ils examinent tout, contestent tout, affirment tout, nient tout. Ils raisonnent et deraisonnent. Il y en a de legers et de graves, de gais et de tristes, d’abondants et de concis; plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes et assemblent les sons selon des lois dont ils ignorent eux memes l’origine et l’esprit: ce sont les plus contents d’eux. Il y en a d’une espece austere et morne qui ne speculent que sur des objets depouilles de toute qualite sensible et mis soigneusement a l’abri des contingences naturelles; ils se debattent dans le vide et s’agitent dans les invisibles categories du neant, et ceux-la sont d’acharnes disputeurs qui mettent a soutenir leurs entites et leurs symboles une fureur sanguinaire. Je ne m’arrete pas a ceux qui font des histoires sur leur temps ou les temps anterieurs, car personne ne les croit. En tout, ils sont huit cent mille dans cette salle et il n’y en a pas deux qui pensent tout a fait de meme sur aucun sujet, et ceux qui se repetent les uns les autres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne savent, le plus souvent, ni ce qu’ils disent ni ce que les autres ont dit.