Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 22

Mais Saint-Sylvain s’eleva vivement contre cette maniere de comprendre la formule du docteur Rodrigue.

– Y pensez-vous, Quatrefeuilles? s’ecria-t-il, une chemise de femme ne procurerait au roi qu’un bonheur de femme qui ferait sa misere et sa honte. Je n’examinerai pas ici, Quatrefeuilles, si la femme est plus capable de bonheur que l’homme. Ce n’est ni le lieu ni le temps: il est l’heure d’aller diner. Les physiologistes attribuent a la femme une sensibilite plus exquise que la notre; mais ce sont la des generalites transcendantes qui passent par-dessus les tetes et n’embrassent personne. Je ne sais pas si, comme vous semblez le croire, notre societe polie est mieux faite pour le bonheur des femmes que pour celui des hommes. J’observe que, dans notre monde, elles n’elevent pas leurs enfants, ne dirigent pas leur menage, ne savent rien, ne font rien, et se tuent de fatigue: elles se consument a briller, c’est un sort de chandelle; j ignore s’il est enviable.

Mais ce n’est pas la question. Peut-etre qu’un jour il n’y aura plus qu’un sexe; peut-etre qu’il y en aura trois ou meme davantage. Dans ce cas, la morale sexuelle en sera plus riche, plus diverse et plus abondante. En attendant, nous avons deux sexes; il se trouve beaucoup de l’un dans l’autre, beaucoup de l’homme dans la femme et beaucoup de la femme dans l’homme. Toutefois, ils sont distincts; ils ont chacun leur nature, leurs m?urs et leurs lois, leurs plaisirs et leurs peines.

Si vous feminisez son idee du bonheur, de quel ?il glace notre roi regardera-t-il desormais madame de la Poule?… Et peut-etre enfin, par son hypocondrie et par sa mollesse, en viendra-t-il a compromettre l’honneur de notre glorieuse patrie. Est-ce donc ce que vous voulez, Quatrefeuilles?

«Jetez les yeux, dans la galerie du palais royal, sur l’histoire d’Hercule en tapisserie des Gobelins, et voyez ce qui est arrive a ce heros particulierement malheureux en chemises, il mit, par caprice, celle d’Omphale et ne sut plus que filer la laine. C’est la destinee que votre imprudence prepare a notre illustre monarque.

– Oh! oh! fit le premier ecuyer, mettons que je n’aie rien dit et n’en parlons plus.

IV JERONIMO

L’ambassade d’Espagne etincelait dans la nuit. Du reflet de ses lumieres elle dorait les nuees. Des guirlandes de feu, bordant les allees du parc, donnaient aux feuillages voisins la transparence et l’eclat de l’emeraude. Des feux de Bengale rougissaient le ciel au-dessus des grands arbres noirs. Un orchestre invisible jetait des sons voluptueux a la brise legere. La foule elegante des invites couvrait la pelouse; les fracs s’agitaient dans I ombre; les habits militaires brillaient de cordons et de croix; des formes claires glissaient avec grace sur l’herbe, trainant leurs parfums derriere elles.

Quatrefeuilles, avisant deux illustres hommes d’Etat, le president du conseil et son predecesseur qui causaient ensemble sous la statue de la Fortune, pensait les aborder. Mais Saint-Sylvain l’en dissuada.

– Ils sont tous deux infortunes, lui dit-il; l’un ne se console pas d’avoir perdu le pouvoir, l’autre tremble de le perdre. Et leur ambition est d’autant plus miserable qu’ils sont l’un et l’autre plus libres et plus puissants dans une condition privee que dans l’exercice du pouvoir, ou ils ne peuvent se maintenir que par une humble et deshonorante soumission aux caprices des Chambres, aux passions aveugles du peuple et aux interets des gens de finance. Ce qu’ils poursuivent avec tant d’ardeur, c’est leur pompeux abaissement. Ah! Quatrefeuilles, restez avec vos piqueux, vos chevaux et vos chiens et n’aspirez pas a gouverner les hommes.

Ils s’eloignerent. A peine avaient-ils fait quelques pas que, attires par des fusees de rite jaillies d’un bosquet, ils y entrerent et trouverent sous la charmille, assis sur quatre chaises, un gros homme debraille qui, d’une voix chaude, faisait des contes a une assemblee nombreuse, suspendue a ses levres de satyre antique et penches sur son visage surhumain, qu’on eut dit barbouille de la lie dionysiaque. C’etait l’homme le plus celebre du royaume et le seul populaire, Jeronimo. Il parlait abondamment, joyeusement, richement lancait des propos en l’air, enfilait des histoires, les unes excellentes, les autres moins bonnes, mais qui faisaient rire. Il contait qu’un jour, a Athenes, la revolution sociale s’accomplit, que les biens furent partages et les femmes mises en commun, mais que bientot les laides et les vieilles se plaignirent d’etre negligees et qu’on fit alors, en leur faveur, une loi obligeant les hommes a passer par elles pour arriver aux jeunes et aux jolies; et il decrivait avec une robuste gaiete des hymens comiques, des embrassements grotesques et les courages epouvantes des jeunes hommes a l’aspect de leurs amantes chassieuses et roupieuses, qui semblaient casser des noisettes entre leur nez et leur menton. Puis il disait des histoires grasses et salees, des histoires de juifs allemands, de cures, de paysans, toute une ribambelle de propos recreatifs et de joyeux devis.

Jeronimo etait un prodigieux instrument oratoire. Quand il parlait, toute sa personne, des pieds a la tete, parlait, et jamais le jeu du discours n’avait ete si complet dans un orateur. Tour a tour grave, enjoue, sublime, bouffon, il avait toutes les eloquences, et ce meme homme qui sous la charmille debitait en comedien consomme, pour des oisifs et pour lui-meme, toutes sortes d’amusantes faceties, la veille, a la Chambre, soulevait de sa voix puissante les clameurs et les applaudissements, faisait trembler les ministres et palpiter les tribunes et des echos de son dis cours agitait sa patrie. Adroit dans sa violence et calcule dans ses emportements, il etait devenu chef de l’opposition sans se brouiller avec le pou voir et, travaillant dans le peuple, frequentait l’aristocratie. On le disait l’homme du temps. Il etait l’homme de l’heure. son esprit se proportionnait toujours au moment et au lieu. Il pensait a propos; son genie vaste et commun correspondait a la communaute des citoyens; sa mediocrite enorme effacait toutes les petitesses et toutes les grandeurs environnantes: on ne voyait que lui. Sa sante seule aurait du assurer son bonheur; elle etait solide et massive comme son ame. Grand buveur, grand amateur de chair rotie et de chair fraiche, il s’entretenait en joie et prenait une part leonine des plaisirs de ce monde. En l’entendant conter ses merveilleuses histoires, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain riaient comme les autres et, se tatant du coude, lorgnaient du coin de l’?il la chemise sur laquelle Jeronimo avait liberalement repandu les sauces et les vins d’un joyeux repas.

L’ambassadeur d’un peuple orgueilleux, qui marchandait au roi Christophe son amitie interessee, passait alors, superbe et solitaire, sur la pelouse. Il s’approcha du grand homme et s’inclina legerement devant lui. Aussitot Jeronimo se transforma: une sereine et douce gravite, un calme souverain se repandit sur son visage et les sonorites eteintes de sa voix flatterent des plus nobles caresses du langage l’oreille de l’ambassadeur. Toute son attitude exprimait l’entente des affaires exterieures, l’esprit des congres et des conferences; il n’etait jusqu’a sa cravate en ficelle, sa chemise bouffante et son pantalon elephantique qui ne prissent par miracle la dignite diplomatique et l’air des ambassades.

Les invites s’ecarterent et les deux illustres personnages causerent longtemps ensemble sur un ton amical, et parurent sur un pied d’intimite qui fut tres observe et tres commente par les hommes politiques et les dames de la «carriere».