Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 20

Il etait plus jeune et plus beau que le docteur Saumon avec un air plus fier et plus noble. Par respect pour la nature, a laquelle il obeissait en toutes choses, il laissait croitre ses cheveux et sa barbe et ressemblait a ces philosophes antiques que la Grece a figures dans le marbre.

Ayant examine le roi:

– Sire, dit-il, les medecins, qui parlent des maladies comme les aveugles des couleurs, disent que vous avez une neurasthenie ou faiblesse des nerfs. Mais, quand ils auront reconnu votre mal, ils n’en seront pas plus propres a le guerir, car un tissu organique ne se peut reconstituer que par les moyens que la nature a employes pour le constituer, et ces moyens, ils les ignorent. Or quels sont les moyens, quels sont les procedes de la nature? Elle ne connait ni la main ni l’outil; elle est subtile, elle est spirituelle; elle emploie a ses plus puissantes, a ses plus massives constructions les particules infiniment tenues de la matiere, l’atome, le protyle. D’un impalpable brouillard elle fait des rochers, des metaux, des plantes, des animaux, des hommes. Comment? par attraction, gravitation, transpiration, penetration, imbibition, endosmose, capillarite, affinite, sympathie. Elle ne forme pas un grain de sable autrement qu’elle n’a forme la voie lactee: l’harmonie des spheres regne dans l’un comme dans l’autre; ils ne subsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui les composent et qui est leur ame musicale, amoureuse et toujours agitee. Entre les etoiles du ciel et les poussieres qui dansent dans le rayon de soleil qui traverse cette chambre, il n’y a aucune difference de structure, et la moindre de ces poussieres est aussi admirable que Sirius, car la merveille dans tous les corps de l’univers est l’infiniment petit qui les forme et les anime. Voila comment travaille la nature. De l’imperceptible, de l’impalpable, de l’imponderable elle a tire le vaste monde accessible a nos sens et que notre esprit pese et mesure, et ce dont elle nous a faits nous-memes est moins qu’un souffle. Operons comme elle au moyen de l’imponderable, de l’impalpable, de l’imperceptible, par attraction amoureuse et penetration subtile. Voila le principe. Comment l’appliquer au cas qui nous occupe? Comment redonner la vie aux nerfs epuises, c’est ce qu’il nous reste a examiner.

«Et d’abord, qu’est-ce que les nerfs? Si nous en demandons la definition, le moindre physiologiste, que dis-je? un Machellier, un Saumon nous la donnera. Qu’est-ce que les nerfs? Des cordons, des fibres qui partent du cerveau et de la moelle epiniere et vont se distribuer dans toutes les parties du corps pour transmettre les excitations sensorielles et faire agir les organes moteurs. Ils sont donc sensation et mouvement. Cela suffit pour nous en faire connaitre la constitution intime, pour nous en reveler l’essence: de quelque nom qu’on la nomme, elle est identique a ce que, dans l’ordre des sensations, nous appelons joie, et, dans l’ordre moral, bonheur.

Ou se trouvera un atome de joie et de bonheur, se trouvera la substance reparatrice des nerfs. Et quand je dis un atome de joie, je designe un objet materiel, une substance definie, un corps susceptible de passer par les quatre etats, solide, liquide, gazeux et radiant, un corps dont on peut determiner le poids atomique. La joie et la tristesse dont les hommes, les animaux et les plantes eprouvent les effets depuis l’origine des choses sont des substances reelles; elles sont matiere; puisqu’elles sont esprit et que sous ses trois aspects, mouvement, matiere, intelligence, la nature est une. Il ne s’agit donc plus que de se procurer en quantite suffisante des atomes de joie et de les introduire dans l’organisme par endosmose et aspiration cutanee. C’est pourquoi je vous prescris de porter la chemise d’un homme heureux.

– Quoi! s’ecria le roi, vous voulez que je porte la chemise d’un homme heureux

– Sur la peau, Sire, afin que votre cuir aride aspire les particules de bonheur que les glandes sudoripares de l’homme heureux auront exhalees par les canaux excreteurs de son derme prospere. Car vous n’ignorez pas les fonctions de la peau: elle aspire et expire et opere des echanges incessants avec le milieu ou elle est placee.

– C’est le remede que vous m’ordonnez, monsieur Rodrigue?

– Sire, on n’en saurait ordonner de plus rationnel. Je ne trouve rien dans le codex qui le puisse remplacer. Ignorant la nature, incapables de l’imiter, nos potards ne fabriquent dans leurs officines qu’un petit nombre de medicaments toujours redoutables et non pas toujours efficaces. Les medicaments que nous ne savons pas faire, il faut bien les prendre tout faits, comme les sangsues, le climat de la montagne, l’air de la mer, les eaux thermales naturelles, le lait d’anesse, la peau de chat sauvage et les humeurs exsudees par un homme heureux… Ne savez-vous donc pas qu’une pomme de terre crue qu’on porte dans sa poche ote les douleurs rhumatismales? Vous ne voulez pas d’un remede naturel: il vous faut des remedes artificiels ou chimiques, des drogues; il vous faut des gouttes et des poudres: vous avez donc beaucoup a vous en louer, de vos poudres et de vos gouttes?…

Le roi s’excusa et promit d’obeir.

Le docteur Rodrigue, qui avait deja gagne la porte, se retourna:

– Faites-la legerement chauffer, dit-il, avant de vous en servir.

III MM. DE QUATREFEUILLES ET DE SAINT-SYLVAIN CHERCHENT UN HOMME HEUREUX DANS LE PALAIS DU ROI.

Presse de revetir cette chemise dont il attendait sa guerison, Christophe fit appeler M. de Quatrefeuilles, son premier ecuyer, et de M. de Saint Sylvain, secretaire de ses commandements, et les chargea de la lui procurer dans le moins de temps qu’il leur serait possible. Il fut convenu qu’ils garderaient un secret absolu sur l’objet de leurs recherches. On avait a craindre en effet que, si le public venait a savoir quelle sorte de remede convenait au roi, une multitude de malheureux et specialement les personnes les plus infortunees, les plus accablees de misere, n’offrissent leur chemise dans l’espoir d’une recompense. On redoutait aussi que les anarchistes n’envoyassent des chemises empoisonnees.

Ces deux gentilshommes penserent qu’ils pourraient se procurer le medicament du docteur Rodrigue sans quitter le palais, et se mirent a l’?il-de-b?uf d’ou l’on voyait passer les courtisans. Ceux qu’ils apercurent avaient la mine longue, le visage have; ils portaient leur mal ecrit sur la figure; ils se consumaient du desir d’une charge, d’un ordre, d’un privilege, d’un bouton. Mais, descendus dans les grands appartements, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain trouverent M. du Bocage dormant dans un fauteuil, la bouche retroussee jusqu’aux pommettes, les narines dilatees, les joues rondes et rayonnantes comme deux soleils, la poitrine harmonieuse, le ventre rythmique et paisible, riant, transpirant la joie depuis la voute etincelante du crane jusqu’aux orteils en eventail dans de legers escarpins, au bout des jambes ecartees.

A cette vue:

– Ne cherchons pas davantage, dit Quatrefeuilles. Quand il sera eveille, nous lui demanderons sa chemise.

Aussitot, le dormeur se frotta les yeux, s’etira et regarda piteusement tout autour de lui. Les coins de sa bouche s’abaissaient; ses joues tombaient, ses paupieres pendaient comme du linge aux fenetres des pauvres; de sa poitrine sortait un souffle plaintif; toute sa personne exprimait l’ennui, le regret et la deception.