Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 14

HISTOIRE DE LA DUCHESSE DE CICOGNE ET DE M. DE BOULINGRIN QUI DORMIRENT CENT ANS EN COMPAGNIE DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT

I

L’histoire de la Belle-au -Bois-dormant est bien connue; on en a d’excellents recits en vers et en prose. Je n’entreprendrai pas de la conter de nouveau; mais, ayant eu communication de plusieurs memoires du temps, restes inedits, j’y ai trouve des anecdotes relatives au roi Cloche et a la reine Satine, dont la fille dormit cent ans, ainsi qu’a divers personnages de la Cour qui partagerent le sommeil de la princesse. Je me propose de communiquer au public ce qui, dans ces revelations, m’a paru le plus interessant.

Apres plusieurs annees de mariage, la reine Satine donna au roi son epoux une fille qui recut les noms de Paule-Marie-Aurore. Les fetes du bapteme furent reglees, par le duc des Hoisons, grand maitre des ceremonies, d’apres un formulaire qui datait de l’empereur Honorius et ou l’on ne pouvait rien dechiffrer tant il etait moisi et ronge des rats.

Il y avait encore des fees en ce temps-la, et celles qui etaient titrees allaient a la Cour. Sept d’entre elles furent priees d’etre marraines, la reine Titania, la reine Mab, la sage Viviane, elevee par Merlin dans l’art des enchantements, Melusine, dont Jean d’Arras ecrivit l’histoire et qui devenait serpente tous les samedis (mais le bapteme se fit un dimanche), Urgele, la blanche Anna de Bretagne et Mourgue qui emmena Ogier le Danois dans le pays d’Avalon.

Elles parurent au chateau en robes couleur du temps, du soleil, de la lune, et des nymphes, et tout etincelantes de diamants et de perles. Comme chacun prenait place a table, on vit entrer une vieille fee, nommee Alcuine, qu’on n’avait pas invitee.

– Ne vous fachez pas, madame, lui dit le roi, de n’etre point parmi les personnes priees a cette fete; on vous croyait enchantee ou morte.

Les fees mouraient sans doute puisqu’elles vieillissaient. Elles ont toutes fini par mourir et chacun sait que Melusine est devenue en enfer «souillarde de cuisine». Par l’effet d’un enchantement, elles pouvaient etre enfermees dans un cercle magique, dans un arbre, dans un buisson, dans une pierre, ou changees en statue, en biche, en colombe, en tabouret, en bague, en pantoufle. Mais en realite ce n’etait pas parce qu’on la pensait enchantee ou trepassee, qu’on n’avait pas invite la fee Alcuine; c’etait qu’on avait juge sa presence au banquet contraire a l’etiquette. Madame de Maintenon a pu dire sans la moindre exageration qu’«il n’y a point dans les couvents d’austerites pareilles a celles auxquelles l’etiquette de la Cour assujettit les grands». Conformement au royal vouloir de son souverain, le duc des Hoisons, grand maitre des ceremonies, s’etait refuse a prier la fee Alcuine, a qui manquait un quartier de noblesse pour etre admise a la Cour. Aux ministres d’Etat representant qu’il etait de la plus grande importance de menager cette fee vindicative et puissante, dont on se faisait une ennemie dangereuse en l’excluant des fetes, le roi avait repondu peremptoirement qu’il ne saurait l’inviter puisqu’elle n’etait pas nee.

Ce malheureux monarque, plus encore que ses predecesseurs, etait esclave de l’etiquette. Son obstination a soumettre les plus grands interets et les devoirs les plus pressants aux moindres exigences d’un ceremonial suranne a plus d’une fois cause a la monarchie de graves dommages et fait courir au royaume de redoutables perils. De tous ces perils et de tous ces dommages, ceux auxquels Cloche exposait sa maison en refusant de faire flechir l’etiquette en faveur d’une fee sans naissance, mais illustre et redoutable, n’etaient ni les plus difficiles a prevoir ni les moins urgents a conjurer.

La vieille Alcuine, enragee du mepris qu’elle essuyait, jeta a la princesse Aurore un don funeste. A quinze ans, belle comme le jour, cette royale enfant devait mourir d’une blessure fatale, causee par un fuseau, arme innocente aux mains des femmes mortelles, mais terrible quand les trois S?urs filandieres y tordent et y enroulent le fil de nos destinees et les fibres de nos c?urs.

Les sept marraines fees purent adoucir, mais non pas abolir l’arret d’Alcuine; et le sort de la princesse fut ainsi fixe: «Aurore se percera la main d’un fuseau; elle n’en mourra pas, mais elle tombera dans un sommeil de cent ans dont le fils d’un roi viendra la reveiller.»

II

Currite ducentes subtemina, currite, fusi. (CAT)

Anxieusement, le roi et la reine interrogerent sur l’arret qui frappait la princesse au berceau toutes les personnes de savoir et de sens, notamment M. Gerberoy, secretaire perpetuel de l’Academie des sciences, et le docteur Gastinel, accoucheur de la reine.

– Monsieur Gerberoy, demanda Satine, peut-on bien dormir cent ans?

– Madame, repondit l’academicien, nous avons des exemples de sommeils plus ou moins longs, dont je puis citer quelques-uns a Votre Majeste. Epimenide de Cnossos naquit des amours d’un mortel et d’une nymphe. Etant encore enfant, il fut envoye par Dosiades, son pere, garder les troupeaux dans la montagne. Quand les ardeurs de midi embraserent la terre, il se coucha dans une grotte obscure et fraiche et s’y endormit d’un sommeil qui dura cinquante-sept ans. Il etudia les vertus des plantes et mourut a cent cinquante quatre ans, selon les uns, a deux cent quatre-vingt dix-neuf, selon les autres.

«L’histoire des sept dormants d’Ephese est rapportee par Theodore et Rufin dans un ecrit scelle de deux sceaux d’argent. En voici les principaux faits, rapidement exposes. L’an 25, apres Jesus-Christ, sept officiers de l’empereur Decius, qui avaient embrasse la religion chretienne, distribuerent leurs biens aux pauvres, se refugierent sur le mont Celion et s’endormirent tous les sept dans une caverne. Sous le regne de Theodore, l’eveque d’Ephese les y trouva brillants comme des roses. Ils avaient dormi cent quarante-quatre ans.

«Frederic Barberousse dort encore. Dans une crypte, sous les ruines d’un chateau, au milieu d’une epaisse foret, il est assis devant une table dont sa barbe fait sept fois le tour. Il se reveillera pour chasser les corbeaux qui croassent autour de la montagne.

«Voila, madame, les plus grands dormeurs dont l’histoire ait garde le souvenir.

– Ce sont la des exceptions, repliqua la reine. Vous, monsieur Gastinel, qui pratiquez la medecine, Avez-vous vu des personnes dormir cent ans?

– Madame, repondit l’accoucheur, je n’en ai pas vu precisement et je ne pense pas en voir jamais; mais j’ai observe des cas curieux de lethargie que je puis, si elle le desire, porter a la connaissance de votre Majeste. Il y a dix ans, une demoiselle Jeanne Caillou, recue a l’Hotel Dieu, y dormit six annees consecutives. J’ai moi-meme observe la fille Leonide Montauciel, qui s’endormit le jour de Paques de l’an 61 pour ne s’eveiller qu’au jour de Paques de l’annee suivante.

– Monsieur Gastinel, demanda le roi, la pointe d’un fuseau peut-elle causer une blessure qui fasse dormir cent ans?

– Sire, ce n’est pas probable, repondit M. Gastinel, mais dans le domaine de la pathologie, nous ne pouvons jamais dire avec assurance: «Cela sera, cela ne sera pas.»