Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux, стр. 10

– Considerez, mon fils, lui dit-il, la grandeur de votre faute. Vous paraissez devant votre pasteur tout charge de troubles, de seditions et de meurtres.

Mais le jeune Sulpice, gardant un calme epouvantable, repondit d’une voix assuree qu’il n’avait point peche ni offense Dieu, mais au contraire agi sur le commandement du Ciel pour le bien de l’Eglise. Et il professa, devant le pontife consterne, les fausses doctrines des Manicheens, des Ariens, des Nestoriens, des Sabelliens, des Vaudois, des Albigeois et des Begards, si ardent a embrasser ces monstrueuses erreurs, qu’il ne s’apercevait pas que, contraires les unes aux autres, elles s’entre devoraient sur le sein qui les rechauffait.

Le pieux eveque s’efforca de ramener Sulpice dans la bonne voie; mais il ne put vaincre l’obstination de ce malheureux.

Et, l’ayant congedie, il s’agenouilla et dit:

– Je vous rends grace, Seigneur, de m’avoir donne ce jeune homme comme une meule ou s’aiguisent ma patience et ma charite.

Tandis que deux des enfants tires du saloir lui causaient tant de peine, saint Nicolas recevait du troisieme quelque consolation. Robin ne se montrait ni violent dans ses actes ni superbe en ses pensees. Il n’etait pas de sa personne dru et rubicond ainsi que Maxime le capitaine; il n’avait pas l’air audacieux et grave de Sulpice. De petite apparence, mince, jaune, plisse, recroqueville, d’humble maintien, reverencieux et verecondieux, s’appliquait a rendre de bons offices a l’eveque gens d’Eglise, aidant les clercs a tenir les comptes de la mense episcopale, faisant, au moyen de boules enfilees dans des tringles, des calculs compliques, et meme il multipliait et divisait des nombres, sans ardoise ni crayon, de tete, avec une rapidite et une exactitude qu’on eut admirees chez un vieux maitre des monnaies et des finances. C’etait un plaisir pour lui de tenir les livres du diacre Modernus qui, se faisant vieux, brouillait les chiffres et dormait sur son pupitre. Pour obliger le seigneur eveque et lui procurer de l’argent, il n’etait peine ni fatigue qui lui coutat: il apprenait des Lombards a calculer les interets simples et composes d’une somme quelconque pour un jour, une semaine, un mois, une annee; il ne craignait pas de visiter, dans les ruelles noires du Ghetto, les juifs sordides, afin d’apprendre, en conversant avec eux, le titre des metaux, le prix des pierres precieuses et l’art de rogner les monnaies. Enfin, avec un petit pecule qu’il s’etait fait par merveilleuse industrie, il suivait en Vervignole, en Mondousiane et jusqu’en Mambournie, les foires, les tournois, les pardons, les jubiles ou affluaient de toutes les parties de la chretiente des gens de toutes conditions, paysans, bourgeois, clercs et seigneurs; il y faisait le change des monnaies et revenait chaque fois un peu plus riche qu’il n’etait alle. Robin ne depensait pas l’argent qu’il gagnait, mais l’apportait au seigneur eveque.

Saint Nicolas etait tres hospitalier et tres aumonier; il depensait ses biens et ceux de l’Eglise en viatiques aux pelerins et secours aux malheureux. Aussi se trouvait-il perpetuellement a court d’argent; et il etait tres oblige a Robin de l’empressement et de l’adresse avec lesquels ce jeune argentier lui procurait les sommes dont il avait besoin. Or la penurie ou, par sa magnificence et sa liberalite s’etait mis le saint eveque, fut bien aggravee par le malheur des temps. La guerre qui desolait la Vervignole ruina l’eglise de Trinqueballe. Les gens d’armes battaient la campagne autour de la ville, pillaient les fermes, ranconnaient les paysans, dispersaient les religieux, brulaient les chateaux et les abbayes. Le clerge, les fideles ne pouvaient plus participer aux frais du culte, et, chaque jour, des milliers de paysans, qui fuyaient les coitreaux, venaient mendier leur pain a la porte du manoir episcopal. Sa pauvrete, qu’il n’eut pas sentie pour lui-meme, le bon saint Nicolas la sentait pour eux. Par bonheur, Robin etait toujours pret a lui avancer des sommes d’argent que le saint pontife s’engageait, comme de raison, a rendre dans des temps plus prosperes.

Helas! la guerre foulait maintenant tout le royaume du nord au midi, du couchant au levant, suivie de ses deux compagnes assidues, la peste et la famine. Les cultivateurs se faisaient brigands, les moines suivaient les armees. Les habitants de Trinqueballe, n’ayant ni bois pour se chauffer ni pain pour se nourrir, mouraient comme des mouches a l’approche des froids. Les loups venaient dans les faubourgs de la ville devorer les petits enfants. En ces tristes conjonctures, Robin vint avertir l’eveque que non seulement il ne pouvait plus verser aucune somme d’argent, si petite fut-elle, mais encore que, n’obtenant rien de ses debiteurs, harasse par ses creanciers, il avait du ceder a des juifs toutes ses creances.

Il apportait cette facheuse nouvelle a son bienfaiteur avec la politesse obsequieuse qui lui etait ordinaire; mais il se montrait bien moins afflige qu’il n’eut du l’etre en cette extremite douloureuse. De fait, il avait grand’peine a dissimuler sous une mine allongee son humeur allegre et sa vive satisfaction. Le parchemin de ses jaunes, seches et humbles paupieres cachait mal la lueur de joie qui jaillissait de ses prunelles aigues.

Douloureusement frappe, saint Nicolas demeura, sous le coup, tranquille et serein.

– Dieu, dit-il, saura bien retablir nos affaires penchantes. Il ne laissera pas renverser la maison qu’il a batie.

– Sans doute, dit Modernus, mais soyez certain que ce Robin, que vous avez tire du saloir, s’entend, pour vous depouiller, avec les Lombards du Pont-Vieux et les juifs du Ghetto, et qu’il se reserve la plus grosse part du butin.

Modernus disait vrai. Robin n’avait point perdu d’argent; il etait plus riche que jamais et venait d’etre nomme argentier du roi.

IV

A cette epoque, Mirande accomplissait sa dix-septieme annee. Elle etait belle et bien formee. Un air de purete, d’innocence et de candeur lui faisait comme un voile. La longueur de ses cils qui mettaient une grille sur ses prunelles bleues, la petitesse enfantine de sa bouche, donnaient l’idee que le mal ne trouverait guere d’issue pour entrer en elle. Ses oreilles etaient a ce point mignonnes, fines, soigneusement ourlees, delicates, que les hommes les moins retenus n’osaient y souffler que des paroles innocentes. Nulle vierge, en toute la Vervignole, n’inspirait tant de respect et nulle n’avait plus besoin d’en inspirer, car elle etait merveilleusement simple, credule et sans defense.

Le pieux eveque Nicolas, son oncle, la cherissait chaque jour davantage et s’attachait a elle plus qu’on ne doit s’attacher aux creatures. Sans doute il l’aimait en Dieu, mais distinctement; il se plaisait en elle; il aimait a l’aimer; c’etait sa seule faiblesse. Les saints eux-memes ne savent pas toujours trancher tous les liens de la chair. Nicolas aimait sa niece avec purete, mais non sans delectation. Le lendemain du jour ou il avait appris la faillite de Robin, accable de tristesse et d’inquietude, il se rendit aupres de Mirande pour converser pieusement avec elle, comme il le devait, car il lui tenait lieu de pere et avait charge de l’instruire.

Elle habitait, dans la ville haute, pres de la cathedrale, une maison qu’on nommait la maison des Musiciens, parce qu’on y voyait sur la facade des hommes et des animaux jouant de divers instruments. Il s’y trouvait notamment un ane qui soufflait dans une flute et un philosophe, reconnaissable a sa longue barbe et a son ecritoire, qui agitait des cymbales. Et chacun expliquait ces figures a sa maniere. C’etait la plus belle demeure de la ville.