Les Voyages De Gulliver, стр. 49

– C’est dommage, interrompit mon maitre, que des gens qui ont tant de genie et de talents ne tournent pas leur esprit d’un autre cote et n’en fassent pas un meilleur usage. Ne vaudrait-il pas mieux, ajouta-t-il, qu’ils s’occupassent a donner aux autres des lecons de sagesse et de vertu, et qu’ils fissent part au public de leurs lumieres? Car ces habiles gens possedent sans doute toutes les sciences.

– Point du tout, repliquai-je; ils ne savent que leur metier, et rien autre chose; ce sont les plus grands ignorants du monde sur toute autre matiere: ils sont ennemis de la belle litterature et de toutes les sciences, et, dans le commerce ordinaire de la vie, ils paraissent stupides, pesants, ennuyeux, impolis. Je parle en general, car il s’en trouve quelques-uns qui sont spirituels, agreables et galants.»

Chapitre VI

Du luxe, de l’intemperance, et des maladies qui regnent en Europe. Caractere de la noblesse.

Mon maitre ne pouvait comprendre comment toute cette race de patriciens etait si malfaisante et si redoutable.

«Quel motif, disait-il, les porte a faire un tort si considerable a ceux qui ont besoin de leur secours? et que voulez-vous dire par cette recompense que l’on promet a un procureur quand on le charge d’une affaire?»

Je lui repondis que c’etait de l’argent. J’eus un peu de peine a lui faire entendre ce que ce mot signifiait; je lui expliquai nos differentes especes de monnaies et les metaux dont elles etaient composees; je lui en fis connaitre l’utilite, et lui dis que lorsqu’on en avait beaucoup on etait heureux; qu’alors on se procurait de beaux habits, de belles maisons, de belles terres, qu’on faisait bonne chere, et qu’on avait a son choix tout ce qu’on pouvait desirer; que, pour cette raison, nous ne croyions jamais avoir assez d’argent, et que, plus nous en avions, plus nous en voulions avoir; que le riche oisif jouissait du travail du pauvre, qui, pour trouver de quoi se nourrir, suait du matin jusqu’au soir et n’avait pas un moment de relache.

«Eh quoi! interrompit Son Honneur, toute la terre n’appartient-elle pas a tous les animaux, et n’ont-ils pas un droit egal aux fruits qu’elle produit pour leur nourriture? Pourquoi y a-t-il des yahous privilegies qui recueillent ces fruits a l’exclusion de leurs semblables? Et si quelques-uns y pretendent un droit plus particulier, ne doit-ce pas etre principalement ceux qui, par leur travail, ont contribue a rendre la terre fertile?

– Point du tout, lui repondis-je; ceux qui font vivre tous les autres par la culture de la terre sont justement ceux qui meurent de faim.

– Mais, me dit-il, qu’avez-vous entendu par ce mot de bonne chere, lorsque vous m’avez dit qu’avec de l’argent on faisait bonne chere dans votre pays?»

Je me mis alors a lui indiquer les mets les plus exquis dont la table des riches est ordinairement couverte, et les manieres differentes dont on apprete les viandes. Je lui dis sur cela tout ce qui me vint a l’esprit, et lui appris que, pour bien assaisonner ces viandes, et surtout pour avoir de bonnes liqueurs a boire, nous equipions des vaisseaux et entreprenions de longs et dangereux voyages sur la mer; en sorte qu’avant que de pouvoir donner une honnete collation a quelques personnes de qualite, il fallait avoir envoye plusieurs vaisseaux dans les quatre parties du monde.

«Votre pays, repartit-il, est donc bien miserable, puisqu’il ne fournit pas de quoi nourrir ses habitants! Vous n’y trouvez pas meme de l’eau, et vous etes obliges de traverser les mers pour chercher de quoi boire!»

Je lui repliquai que l’Angleterre, ma patrie, produisait trois fois plus de nourriture que ses habitants n’en pouvaient consommer, et qu’a l’egard de la boisson, nous composions une excellente liqueur avec le suc de certains fruits ou avec l’extrait de quelques grains; qu’en un mot, rien ne manquait a nos besoins naturels; mais que, pour nourrir notre luxe et notre intemperance, nous envoyions dans les pays etrangers ce qui croissait chez nous, et que nous en rapportions en echange de quoi devenir malades et vicieux; que cet amour du luxe, de la bonne chere et du plaisir etait le principe de tous les mouvements de nos yahous; que, pour y atteindre, il fallait s’enrichir; que c’etait ce qui produisait les filous, les voleurs, les pipeurs, les parjures, les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les faux temoins, les menteurs, les joueurs, les imposteurs, les fanfarons, les mauvais auteurs, les empoisonneurs, les precieux ridicules, les esprits forts. Il me fallut definir tous ces termes.

J’ajoutai que la peine que nous prenions d’aller chercher du vin dans les pays etrangers n’etait pas faute d’eau ou d’autre liqueur bonne a boire, mais parce que le vin etait une boisson qui nous rendait gais, qui nous faisait en quelque maniere sortir hors de nous-memes, qui chassait de notre esprit toutes les idees serieuses; qui remplissait notre tete de mille imaginations folles; qui rappelait le courage, bannissait la crainte, et nous affranchissait pour un temps de la tyrannie de la raison. «C’est, continuai-je, en fournissant aux riches toutes les choses dont ils ont besoin que notre petit peuple s’entretient. Par exemple, lorsque je suis chez moi et que je suis habille comme je dois l’etre, je porte sur mon corps l’ouvrage de cent ouvriers. Un millier de mains ont contribue a batir et a meubler ma maison, et il en a fallu encore cinq ou six fois plus pour habiller ma femme.»

J’etais sur le point de lui peindre certains yahous qui passent leur vie aupres de ceux qui sont menaces de la perdre, c’est-a-dire nos medecins. J’avais dit a Son Honneur que la plupart de mes compagnons de voyage etaient morts de maladie; mais il n’avait qu’une idee fort imparfaite de ce que je lui avais dit.

Il s’imaginait que nous mourions comme tous les autres animaux, et que nous n’avions d’autre maladie que de la faiblesse et de la pesanteur un moment avant que de mourir, a moins que nous n’eussions ete blesses par quelque accident. Je fus donc oblige de lui expliquer la nature et la cause de nos diverses maladies. Je lui dis que nous mangions sans avoir faim, que nous buvions sans avoir soif; que nous passions les nuits a avaler des liqueurs brulantes sans manger un seul morceau, ce qui enflammait nos entrailles, ruinait notre estomac et repandait dans tous nos membres une faiblesse et une langueur mortelles; enfin, que je ne finirais point si je voulais lui exposer toutes les maladies auxquelles nous etions sujets; qu’il y en avait au moins cinq ou six cents par rapport a chaque membre, et que chaque partie, soit interne, soit externe, en avait une infinite qui lui etaient propres.

«Pour guerir tous ces maux, ajoutai-je, nous avons des yahous qui se consacrent uniquement a l’etude du corps humain, et qui pretendent, par des remedes efficaces, extirper nos maladies, lutter contre la nature meme et prolonger nos vies.» Comme j’etais du metier, j’expliquai avec plaisir a Son Honneur la methode de nos medecins et tous nos mysteres de medecine. «Il faut supposer d’abord, lui dis-je, que toutes nos maladies viennent de repletion, d’ou nos medecins concluent sensement que l’evacuation est necessaire, soit par en haut soit par en bas. Pour cela, ils font un choix d’herbes, de mineraux, de gommes, d’huiles, d’ecailles, de sels, d’excrements, d’ecorces d’arbres, de serpents, de crapauds, de grenouilles, d’araignees, de poissons, et de tout cela ils nous composent une liqueur d’une odeur et d’un gout abominables, qui souleve le c?ur, qui fait horreur, qui revolte tous les sens. C’est cette liqueur que nos medecins nous ordonnent de boire. Tantot ils tirent de leur magasin d’autres drogues, qu’ils nous font prendre: c’est alors ou une medecine qui purge les entrailles et cause d’effroyables tranchees, ou bien un remede qui lave et relache les intestins. Nous avons d’autres maladies qui n’ont rien de reel que leur idee. Ceux qui sont attaques de cette sorte de mal s’appellent malades imaginaires. Il y a aussi pour les guerir des remedes imaginaires; mais souvent nos medecins donnent ces remedes pour les maladies reelles. En general, les fortes maladies d’imagination attaquent nos femelles; mais nous connaissons certains specifiques naturels pour les guerir sans douleur.»