Les Voyages De Gulliver, стр. 47

Je repondis que j’etais dispose a lui donner satisfaction sur tous les points qui interessaient sa curiosite; mais que je doutais fort qu’il me fut possible de m’expliquer assez clairement sur des matieres dont Son Honneur ne pouvait avoir aucune idee, vu que je n’avais rien remarque de semblable dans son pays; que neanmoins je ferais mon possible, et que je tacherais de m’exprimer par des similitudes et des metaphores, le priant de m’excuser si je ne me servais pas des termes propres.

Je lui dis donc que j’etais ne d’honnetes parents, dans une ile qu’on appelait l’Angleterre, qui etait si eloignee que le plus vigoureux des Houyhnhnms pourrait a peine faire ce voyage pendant la course annuelle du soleil; que j’avais d’abord exerce la chirurgie, qui est l’art de guerir les blessures; que mon pays etait gouverne par une femelle que nous appelions la reine; que je l’avais quitte pour tacher de m’enrichir et de mettre a mon retour ma famille un peu a son aise; que, dans le dernier de mes voyages, j’avais ete capitaine de vaisseau, ayant environ cinquante yahous sous moi, dont la plupart etaient morts en chemin, de sorte que j’avais ete oblige de les remplacer par d’autres tires de diverses nations; que notre vaisseau avait ete deux fois en danger de faire naufrage, la premiere fois par une violente tempete, et la seconde pour avoir heurte contre un rocher.

Ici mon maitre m’interrompit pour me demander comment j’avais pu engager des etrangers de differentes contrees a se hasarder de venir avec moi apres les perils que j’avais courus et les pertes que j’avais faites. Je lui repondis que tous etaient des malheureux qui n’avaient ni feu ni lieu, et qui avaient ete obliges de quitter leur pays, soit a cause du mauvais etat de leurs affaires, soit pour les crimes qu’ils avaient commis; que quelques-uns avaient ete ruines par les proces, d’autres par la debauche, d’autres par le jeu; que la plupart etaient des traitres, des assassins, des voleurs, des empoisonneurs, des brigands, des parjures, des faussaires, des faux monnayeurs, des soldats deserteurs, et presque tous des echappes de prison; qu’enfin nul d’eux n’osait retourner dans son pays de peur d’y etre pendu ou d’y pourrir dans un cachot.

Pendant ce discours, mon maitre fut oblige de m’interrompre plusieurs fois. J’usai de beaucoup de circonlocutions pour lui donner l’idee de tous ces crimes qui avaient oblige la plupart de ceux de ma suite a quitter leur pays. Il ne pouvait concevoir a quelle intention ces gens-la avaient commis ces forfaits, et ce qui les y avait pu porter. Pour lui eclaircir un peu cet article, je tachai de lui donner une idee du desir insatiable que nous avions tous de nous agrandir et de nous enrichir, et des funestes effets du luxe, de l’intemperance, de la malice et de l’envie; mais je ne pus lui faire entendre tout cela que par des exemples et des hypotheses, car il ne pouvait comprendre que tous ces vices existassent reellement; aussi me parut-il comme une personne dont l’imagination est frappee du recit d’une chose qu’elle n’a jamais vue, et dont elle n’a jamais entendu parler, qui baisse les yeux et ne peut exprimer par ses paroles sa surprise et son indignation.

Ces idees, pouvoir, gouvernement, guerre, loi, punition et plusieurs autres idees pareilles, ne peuvent se representer dans la langue des Houyhnhnms que par de longues periphrases. J’eus donc beaucoup de peine lorsqu’il me fallut faire a mon maitre une relation de l’Europe, et particulierement de l’Angleterre, ma patrie.

Chapitre V

L’auteur expose a son maitre ce qui ordinairement allume la guerre entre les princes de l’Europe; il lui explique ensuite comment les particuliers se font la guerre les uns aux autres. Portraits des procureurs et des Juges d’Angleterre.

Le lecteur observera, s’il lui plait, que ce qu’il va lire est l’extrait de plusieurs conversations que j’ai eues en differentes fois, pendant deux annees, avec le Houyhnhnm mon maitre. Son Honneur me faisait des questions et exigeait de moi des recits detailles a mesure que j’avancais dans la connaissance et dans l’usage de la langue. Je lui exposai le mieux qu’il me fut possible l’etat de toute l’Europe; je discourus sur les arts, sur les manufactures, sur le commerce, sur les sciences, et les reponses que je fis a toutes, ses demandes furent le sujet d’une conversation inepuisable; mais je ne rapporterai ici que la substance des entretiens que nous eumes au sujet de ma patrie; et, y donnant le plus d’ordre qu’il me sera possible, je m’attacherai moins aux temps et aux circonstances qu’a l’exacte verite. Tout ce qui m’inquiete est la peine que j’aurai a rendre avec grace et avec energie les beaux discours de mon maitre et ses raisonnements solides; mais je prie le lecteur d’excuser ma faiblesse et mon incapacite, et de s’en prendre aussi un peu a la langue defectueuse dans laquelle je suis a present oblige de m’exprimer.

Pour obeir donc aux ordres de mon maitre, un jour je lui racontai la derniere revolution arrivee en Angleterre par l’invasion du prince d’Orange, et la guerre que ce prince ambitieux fit ensuite au roi de France, le monarque le plus puissant de l’Europe, dont la gloire etait repandue dans tout l’univers et qui possedait toutes les vertus royales. J’ajoutai que la reine Anne, qui avait succede au prince d’Orange, avait continue cette guerre, ou toutes les puissances de la chretiente etaient engagees. Je lui dis que cette guerre funeste avait pu faire perir jusqu’ici environ un million de yahous; qu’il y avait eu plus de cent villes assiegees et prises, et plus de trois cents vaisseaux brules ou coules a fond.

Il me demanda alors quels etaient les causes et les motifs les plus ordinaires de nos querelles et de ce que j’appelais la guerre. Je repondis que ces causes etaient innombrables et que je lui en dirais seulement les principales. «Souvent, lui dis-je, c’est l’ambition de certains princes qui ne croient jamais posseder assez de terre ni gouverner assez de peuples. Quelquefois, c’est la politique des ministres, qui veulent donner de l’occupation aux sujets mecontents. C’a ete quelquefois le partage des esprits dans le choix des opinions. L’un croit que siffler est une bonne action, l’autre que c’est un crime; l’un dit qu’il faut porter des habits blancs, l’autre qu’il faut s’habiller de noir, de rouge, de gris; l’un dit qu’il faut porter un petit chapeau retrousse, l’autre dit qu’il en faut porter un grand dont les bords tombent sur les oreilles, etc.» J’imaginai expres ces exemples chimeriques, ne voulant pas lui expliquer les causes veritables de nos dissensions par rapport a l’opinion, vu que j’aurais eu trop de peine et de honte a les lui faire entendre. J’ajoutai que nos guerres n’etaient jamais plus longues et plus sanglantes que lorsqu’elles etaient causees par ces opinions diverses, que des cerveaux echauffes savaient faire valoir de part et d’autre, et pour lesquelles ils excitaient a prendre les armes.

Je continuai ainsi: «Deux princes ont ete en guerre parce que tous deux voulaient depouiller un troisieme de ses Etats, sans y avoir aucun droit ni l’un ni l’autre. Quelquefois un souverain en a attaque un autre de peur d’en etre attaque. On declare la guerre a son voisin, tantot parce qu’il est trop fort, tantot parce qu’il est trop faible. Souvent ce voisin a des choses qui nous manquent, et nous avons des choses aussi qu’il n’a pas; alors on se bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un pays est lorsqu’on le voit desole par la famine, ravage par la peste, dechire par les factions. Une ville est a la bienseance d’un prince, et la possession d’une petite province arrondit son Etat: sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple, grossier et faible; on l’attaque, on en massacre la moitie, on reduit l’autre a l’esclavage, et cela pour le civiliser. Une guerre fort glorieuse est lorsqu’un souverain genereux vient au secours d’un autre qui l’a appele, et qu’apres avoir chasse l’usurpateur, il s’empare lui-meme des Etats qu’il a secourus, tue, met dans les fers ou bannit le prince qui avait implore son assistance. La proximite du sang, les alliances, les mariages, sont autant de sujets de guerre parmi les princes; plus ils sont proches parents, plus ils sont pres d’etre ennemis. Les nations pauvres sont affamees, les nations riches sont ambitieuses; or, l’indigence et l’ambition aiment egalement les changements et les revolutions. Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous, le metier d’un homme de guerre est le plus beau de tous les metiers; car, qu’est-ce qu’un homme de guerre? C’est un yahou paye pour tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui ont fait aucun mal.