Les Voyages De Gulliver, стр. 46

Chapitre IV

Idees des Houyhnhnms sur la verite et sur le mensonge. Les discours de l’auteur sont censures par son maitre.

Pendant que je prononcais ces dernieres paroles, mon maitre paraissait inquiet, embarrasse et comme hors de lui-meme. Douter et ne point croire ce qu’on entend dire est, parmi les Houyhnhnms, une operation d’esprit a laquelle ils ne sont point accoutumes; et, lorsqu’on les y force, leur esprit sort pour ainsi dire hors de son assiette naturelle. Je me souviens meme que, m’entretenant quelquefois avec mon maitre au sujet des proprietes de la nature humaine, telle qu’elle est dans les autres parties du monde, et ayant occasion de lui parler du mensonge et de la tromperie, il avait beaucoup de peine a concevoir ce que je lui voulais dire, car il raisonnait ainsi: l’usage de la parole nous a ete donne pour nous communiquer les uns aux autres ce que nous pensons, et pour etre instruits de ce que nous ignorons. Or, si on dit la chose qui n’est pas, on n’agit point selon l’intention de la nature; on fait un usage abusif de la parole; on parle et on ne parle point. Parler, n’est-ce pas faire entendre ce que l’on pense? Or, quand vous faites ce que vous appelez mentir, vous me faites entendre ce que vous ne pensez point: au lieu de me dire ce qui est, vous me dites ce qui n’est point; vous ne parlez donc pas, vous ne faites qu’ouvrir la bouche pour rendre de vains sons; vous ne me tirez point de mon ignorance, vous l’augmentez. Telle est l’idee que les Houyhnhnms ont de la faculte de mentir, que nous autres humains possedons dans un degre si parfait et si eminent.

Pour revenir a l’entretien particulier dont il s’agit, lorsque j’eus assure Son Honneur que les yahous etaient, dans mon pays, les animaux maitres et dominants (ce qui l’etonna beaucoup), il me demanda si nous avions des Houyhnhnms, et quel etait parmi nous leur etat et leur emploi. Je lui repondis que nous en avions un tres grand nombre; que pendant l’ete ils paissaient dans les prairies, et que pendant l’hiver ils restaient dans leurs maisons, ou ils avaient des yahous pour les servir, pour peigner leurs crins, pour nettoyer et frotter leur peau, pour laver leurs pieds, pour leur donner a manger. «Je vous entends, reprit-il, c’est-a-dire que, quoique vos yahous se flattent d’avoir un peu de raison, les Houyhnhnms sont toujours les maitres, comme ici. Plut au Ciel seulement que nos yahous fussent aussi dociles et aussi bons domestiques que ceux de votre pays! Mais poursuivez, je vous prie.»

Je conjurai Son Honneur de vouloir me dispenser d’en dire davantage sur ce sujet, parce que je ne pouvais, selon les regles de la prudence, de la bienseance et de la politesse, lui expliquer le reste. «Je veux savoir tout, me repliqua-t-il; continuez, et ne craignez point de me faire de la peine. – Eh bien! lui dis-je, puisque vous le voulez absolument, je vais vous obeir. Les Houyhnhnms, que nous appelons chevaux, sont parmi nous des animaux tres beaux et tres nobles, egalement vigoureux et legers a la course. Lorsqu’ils demeurent chez les personnes de qualite, on leur fait passer le temps a voyager, a courir, a tirer des chars, et on a pour eux toutes sortes d’attention et d’amitie, tant qu’ils sont jeunes et qu’ils se portent bien; mais des qu’ils commencent a vieillir ou a avoir quelques maux de jambes, on s’en defait aussitot et on les vend a des yahous qui les occupent a des travaux durs, penibles, bas et honteux, jusqu’a ce qu’ils meurent. Alors, on les ecorche, on vend leur peau, et on abandonne leurs cadavres aux oiseaux de proie, aux chiens et aux loups, qui les devorent. Telle est, dans mon pays, la fin des plus beaux et des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont pas tous aussi bien traites et aussi heureux dans leur jeunesse que ceux dont je viens de parler; il y en a qui logent, des leurs premieres annees, chez des laboureurs, chez des charretiers, chez des voituriers et autres gens semblables, chez qui ils sont obliges de travailler beaucoup, quoique fort mal nourris.» Je decrivis alors notre facon de voyager a cheval, et l’equipage d’un cavalier. Je peignis, le mieux qu’il me fut possible, la bride, la selle, les eperons, le fouet, sans oublier ensuite tous les harnais des chevaux qui trainent un carrosse, une charrette ou une charrue. J’ajoutai que l’on attachait au bout des pieds de tous nos Houyhnhnms une plaque d’une certaine substance tres dure, appelee fer, pour conserver leur sabot et l’empecher de se briser dans les chemins pierreux.

Mon maitre parut indigne de cette maniere brutale dont nous traitons les Houyhnhnms dans notre pays. Il me dit qu’il etait tres etonne que nous eussions la hardiesse et l’insolence de monter sur leur dos; que si le plus vigoureux de ses yahous osait jamais prendre cette liberte a l’egard du plus petit Houyhnhnm de ses domestiques, il serait sur-le-champ renverse, foule, ecrase, brise. Je lui repondis que nos Houyhnhnms etaient ordinairement domptes et dresses a l’age de trois ou quatre ans, et que, si quelqu’un d’eux etait indocile, rebelle et retif, on l’occupait a tirer des charrettes, a labourer la terre, et qu’on l’accablait de coups.

J’eus beaucoup de peine a faire entendre tout cela a mon maitre, et il me fallut user de beaucoup de circonlocutions pour exprimer mes idees, parce que la langue des Houyhnhnms n’est pas riche, et que, comme ils ont peu de passions, ils ont aussi peu de termes, car ce sont les passions multipliees et subtilisees qui forment la richesse, la variete et la delicatesse d’une langue.

Il est impossible de representer l’impression que mon discours fit sur l’esprit de mon maitre, et le noble, courroux dont il fut saisi lorsque je lui eus expose la maniere dont nous traitons les Houyhnhnms. Il convint que, s’il y avait un pays ou les yahous fussent les seuls animaux raisonnables, il etait juste qu’ils y fussent les maitres, et que tous les autres animaux se soumissent a leurs lois, vu que la raison doit l’emporter sur la force. Mais, considerant la figure de mon corps, il ajouta qu’une creature telle que moi etait trop mal faite pour pouvoir etre raisonnable, ou au moins pour se servir de sa raison dans la plupart des choses de la vie. Il me demanda en meme temps si tous les yahous de mon pays me ressemblaient. Je lui dis que nous avions a peu pres tous la meme figure, et que je passais pour assez bien fait; que les jeunes males et les femelles avaient la peau plus fine et plus delicate, et que celle des femelles etait ordinairement, dans mon pays, blanche comme du lait. Il me repliqua qu’il y avait, a la verite, quelque difference entre les yahous de sa basse-cour et moi; que j’etais plus propre qu’eux et n’etais pas tout a fait si laid; mais que, par rapport aux avantages solides, il croyait qu’ils l’emporteraient sur moi; que mes pieds de devant et de derriere etaient nus, et que le peu de poil que j’y avais etait inutile, puisqu’il ne suffisait pas pour me preserver du froid; qu’a l’egard de mes pieds de devant, ce n’etait pas proprement des pieds, puisque je ne m’en servais point pour marcher; qu’ils etaient faibles et delicats, que je les tenais ordinairement nus, et que la chose dont je les couvrais de temps en temps n’etait ni si forte ni si dure que la chose dont je couvrais mes pieds de derriere; que je ne marchais point surement, vu que, si un de mes pieds de derriere venait a chopper ou a glisser, il fallait necessairement que je tombasse. Il se mit alors a critiquer toute la configuration de mon corps, la platitude de mon visage, la proeminence de mon nez, la situation de mes yeux, attaches immediatement au front, en sorte que je ne pouvais regarder ni a ma droite ni a ma gauche sans tourner ma tete. Il dit que je ne pouvais manger sans le secours de mes pieds de devant, que je portais a ma bouche, et que c’etait apparemment pour cela que la nature y avait mis tant de jointures, afin de suppleer a ce defaut; qu’il ne voyait pas de quel usage me pouvaient etre tous ces petits membres separes qui etaient au bout de mes pieds de derriere; qu’ils etaient assurement trop faibles et trop tendres pour n’etre pas coupes et brises par les pierres et par les broussailles, et que j’avais besoin, pour y remedier, de les couvrir de la peau de quelque autre bete; que mon corps nu et sans poil etait expose au froid, et que, pour l’en garantir, j’etais contraint de le couvrir de poils etrangers, c’est-a-dire de m’habiller et de me deshabiller chaque jour, ce qui etait, selon lui, la chose du monde la plus ennuyeuse et la plus fatigante; qu’enfin il avait remarque que tous les animaux de son pays avaient une horreur naturelle des yahous et les fuyaient, en sorte que, supposant que nous avions, dans mon pays, recu de la nature le present de la raison, il ne voyait pas comment, meme avec elle, nous pouvions guerir cette antipathie naturelle que tous les animaux ont pour ceux de notre espece, et, par consequent, comment nous pouvions en tirer aucun service. «Enfin, ajouta-t-il, je ne veux pas aller plus loin sur cette matiere; je vous tiens quitte de toutes les reponses que vous pourriez me faire, et vous prie seulement de vouloir bien me raconter l’histoire de votre vie, et de me decrire le pays ou vous etes ne.»