Les Voyages De Gulliver, стр. 43

Chapitre II

L’auteur est conduit au logis d’un Houyhnhnm; comment il y est recu. Quelle est la nourriture des Houyhnhnms. Embarras de l’auteur pour trouver de quoi se nourrir.

Apres avoir marche environ trois milles, nous arrivames a un endroit ou il y avait une grande maison de bois fort basse et couverte de paille. Je commencai aussitot a tirer de ma poche les petits presents que je destinais aux hotes de cette maison pour en etre recu plus honnetement. Le cheval me fit poliment entrer le premier dans une grande salle tres propre, ou pour tout meuble il y avait un ratelier et une auge. J’y vis trois chevaux avec deux cavales, qui ne mangeaient point, et qui etaient assis sur leurs jarrets. Sur ces entrefaites, le gris-pommele arriva, et en entrant se mit a hennir d’un ton de maitre. Je traversai avec lui deux autres salles de plain-pied; dans la derniere, mon conducteur me fit signe d’attendre et passa dans une chambre qui etait proche. Je m’imaginai alors qu’il fallait que le maitre de cette maison fut une personne de qualite, puisqu’on me faisait ainsi attendre en ceremonie dans l’antichambre; mais, en meme temps, je ne pouvais concevoir qu’un homme de qualite eut des chevaux pour valets de chambre. Je craignis alors d’etre devenu fou, et que mes malheurs ne m’eussent fait entierement perdre l’esprit. Je regardai attentivement autour de moi et me mis a considerer l’antichambre, qui etait a peu pres meublee comme la premiere salle. J’ouvrais de grands yeux, je regardais fixement tout ce qui m’environnait, et je voyais toujours la meme chose. Je me pincai les bras, je me mordis les levres, je me battis les flancs pour m’eveiller, en cas que je fusse endormi; et comme c’etaient toujours les memes objets qui me frappaient les yeux, je conclus qu’il y avait la de la diablerie et de la haute magie.

Tandis que je faisais ces reflexions, le gris-pommele revint a moi dans le lieu ou il m’avait laisse, et me fit signe d’entrer avec lui dans la chambre, ou je vis sur une natte tres propre et tres fine une belle cavale avec un Beau poulain et une belle petite jument, tous appuyes modestement sur leurs hanches. La cavale se leva a mon arrivee et s’approcha de moi, et apres avoir considere attentivement mon visage et mes mains, me tourna le dos d’un air dedaigneux et se mit a hennir en prononcant souvent le mot yahou. Je compris bientot, malgre moi, le sens funeste de ce mot, car le cheval qui m’avait introduit, me faisant signe de la tete, et me repetant souvent le mot hhuum, hhuum, me conduisit dans une espece de basse-cour, ou il y avait un autre batiment a quelque distance de la maison. La premiere chose qui me frappa les yeux ce furent trois de ces maudits animaux que j’avais vus d’abord dans un champ, et dont j’ai fait plus haut la description; ils etaient attaches par le cou et mangeaient des racines et de la chair d’ane, de chien et de vache morte (comme je l’ai appris depuis), qu’ils tenaient entre leurs griffes et dechiraient avec leurs dents.

Le maitre cheval commanda alors a un petit bidet alezan, qui etait un de ses laquais, de delier le plus grand de ces animaux et de l’amener. On nous mit tous deux cote a cote, pour mieux faire la comparaison de lui a moi, et ce fut alors que yahou fut repete plusieurs fois, ce qui me donna a entendre que ces animaux s’appelaient yahous. Je ne puis exprimer ma surprise et mon horreur, lorsque, ayant considere de pres cet animal, je remarquai en lui tous les traits et toute la figure d’un homme, excepte qu’il avait le visage large et plat, le nez ecrase, les levres epaisses et la bouche tres grande; mais cela est ordinaire a toutes les nations sauvages, parce que les meres couchent leurs enfants le visage tourne contre terre, les portent sur le dos, et leur battent le nez avec leurs epaules. Ce yahou avait les pattes de devant semblables a mes mains, si ce n’est qu’elles etaient armees d’ongles fort grands et que la peau en etait brune, rude et couverte de poil. Ses jambes ressemblaient aussi aux miennes, avec les memes differences. Cependant mes bas et mes souliers avaient fait croire a messieurs les chevaux que la difference etait beaucoup plus grande. A l’egard du reste du corps, c’etait, en verite, la meme chose, excepte par rapport a la couleur et au poil.

Quoi qu’il en soit, ces messieurs n’en jugeaient pas de meme, parce que mon corps etait vetu et qu’ils croyaient que mes habits etaient ma peau meme et une partie de ma substance; en sorte qu’ils trouvaient que j’etais par cet endroit fort different de leurs yahous. Le petit laquais bidet, tenant une racine entre son sabot et son paturon, me la presenta. Je la pris, et, en ayant goute, je la lui rendis sur-le-champ avec le plus de politesse qu’il me fut possible. Aussitot il alla chercher dans la loge des yahous un morceau de chair d’ane et me l’offrit. Ce mets me parut si detestable et si degoutant, que je n’y voulus point toucher, et temoignai meme qu’il me faisait mal au c?ur. Le bidet jeta le morceau au yahou, qui sur-le-champ le devora avec un grand plaisir. Voyant que la nourriture des yahous ne me convenait point, il s’avisa de me presenter de la sienne, c’est-a-dire du foin et de l’avoine; mais je secouai la tete et lui fis entendre que ce n’etait pas la un mets pour moi. Alors, portant un de ses pieds de devant a sa bouche d’une facon tres surprenante et pourtant tres naturelle, il me fit des signes pour me faire comprendre qu’il ne savait comment me nourrir, et pour me demander ce que je voulais donc manger; mais je ne pus lui faire entendre ma pensee par mes signes; et, quand je l’aurais pu, je ne voyais pas qu’il eut ete en etat de me satisfaire.

Sur ces entrefaites, une vache passa; je la montrai du doigt, et fis entendre, par un signe expressif, que j’avais envie de l’aller traire. On me comprit, et aussitot on me fit entrer dans la maison, ou l’on ordonna a une servante, c’est-a-dire a une jument, de m’ouvrir une salle, ou je trouvai une grande quantite de terrines de lait rangees tres proprement, J’en bus abondamment et pris ma refection fort a mon aise et de grand courage.

Sur l’heure de midi, je vis arriver vers la maison une espece de chariot ou de carrosse tire par quatre yahous.

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Il y avait dans ce carrosse un vieux cheval, qui paraissait un personnage de distinction; il venait rendre visite a mes hotes et diner avec eux. Ils le recurent fort civilement et avec de grands egards: ils dinerent ensemble dans la plus belle salle, et, outre du foin et de la paille qu’on leur servit d’abord, on leur servit encore de l’avoine bouillie dans du lait. Leur auge, placee au milieu de la salle, etait disposee circulairement, a peu pres comme le tour d’un pressoir de Normandie, et divisee en plusieurs compartiments, autour desquels ils etaient ranges assis sur leurs hanches, et appuyes sur des bottes de paille. Chaque compartiment avait un ratelier qui lui repondait, en sorte que chaque cheval et chaque cavale mangeait sa portion avec beaucoup de decence et de proprete. Le poulain et la petite jument, enfants du maitre et de la maitresse du logis, etaient a ce repas, et il paraissait que leur pere et leur mere etaient fort attentifs a les faire manger. Le gris-pommele m’ordonna de venir aupres de lui, et il me sembla s’entretenir a mon sujet avec son ami, qui me regardait de temps en temps et repetait souvent le mot de yahou.

Depuis quelques moments j’avais mis mes gants; le maitre gris pommele s’en etant apercu et ne voyant plus mes mains telles qu’il les avait vues d’abord, fit plusieurs signes qui marquaient son etonnement et son embarras; il me les toucha deux ou trois fois avec son pied et me fit entendre qu’il souhaitait qu’elles reprissent leur premiere figure. Aussitot je me degantai, ce qui fit parler toute la compagnie et leur inspira de l’affection pour moi. J’en ressentis bientot les effets; on s’appliqua a me faire prononcer certains mots que j’entendais, et on m’apprit les noms de l’avoine, du lait, du feu, de l’eau et de plusieurs autres choses. Je retins tous ces noms, et ce fut alors plus que jamais que je fis usage de cette prodigieuse facilite que la nature m’a donne pour apprendre les langues.