Les Voyages De Gulliver, стр. 38

Je fis marche avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir d’interprete. Il etait natif de Luggnagg; mais, ayant passe plusieurs annees a Maldonada, il savait parfaitement les deux langues. Avec son secours je fus en etat d’entretenir tous ceux qui me faisaient l’honneur de me venir voir, c’est-a-dire d’entendre leurs questions et de leur faire entendre mes reponses.

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on l’attendait: elle portait un ordre de me faire conduire avec ma suite par un detachement de chevaux a Traldragenb ou Tridragdrib; car, autant que je m’en puis souvenir, on prononce des deux manieres. Toute ma suite consistait en ce pauvre garcon qui me servait d’interprete et que j’avais pris a mon service. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devanca d’une demi-journee, pour donner avis au roi de mon arrivee prochaine et pour demander a Sa Majeste le jour et l’heure que je pourrais avoir l’honneur et le plaisir de lecher la poussiere du pied de son trone.

Deux jours apres mon arrivee, j’eus audience; et d’abord on me fit coucher et ramper sur le ventre, et balayer le plancher avec ma langue a mesure que j’avancais vers le trone du roi; mais, parce que j’etais etranger, on avait eu l’honnetete de nettoyer le plancher, de maniere que la poussiere ne me put faire de peine. C’etait une grace particuliere, qui ne s’accordait pas meme aux personnes du premier rang lorsqu’elles avaient l’honneur d’etre recues a l’audience de Sa Majeste; quelquefois meme on laissait expres le plancher tres sale et tres couvert de poussiere, lorsque ceux qui venaient a l’audience avaient des ennemis a la cour. J’ai une fois vu un seigneur avoir la bouche si pleine de poussiere et si souillee de l’ordure qu’il avait recueillie avec sa langue, que, quand il fut parvenu au trone, il lui fut impossible d’articuler un seul mot. A ce malheur il n’y a point de remede, car il est defendu, sous des peines tres graves, de cracher ou de s’essuyer la bouche en presence du roi. Il y a meme en cette cour un autre usage que je ne puis du tout approuver: lorsque le roi veut se defaire de quelque seigneur ou quelque courtisan d’une maniere qui ne le deshonore point, il fait jeter sur le plancher une certaine poudre brune qui est empoisonnee, et qui ne manque point de le faire mourir doucement et sans eclat au bout de vingt-quatre heures; mais, pour rendre justice a ce prince, a sa grande douceur et a la bonte qu’il a de menager la vie de ses sujets, il faut dire, a son honneur, qu’apres de semblables executions il a coutume d’ordonner tres expressement de bien balayer le plancher; en sorte que, si ses domestiques l’oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrace. Je le vis un jour condamner un petit page a etre bien fouette pour avoir malicieusement neglige d’avertir de balayer dans le cas dont il s’agit, ce qui avait ete cause qu’un jeune seigneur de grande esperance avait ete empoisonne; mais le prince, plein de bonte, voulut bien encore pardonner au petit page et lui epargner le fouet.

Pour revenir a moi, lorsque je fus a quatre pas du trone de Sa Majeste, je me levai sur mes genoux, et apres avoir frappe sept fois la terre de mon front, je prononcai les paroles suivantes, que la veille on m’avait fait apprendre par c?ur: Ickpling glofftrobb sgnutserumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh sthiphad gurdlubb asht! C’est un formulaire etabli par les lois de ce royaume pour tous ceux qui sont admis a l’audience, et qu’on peut traduire ainsi: Puisse Votre celeste Majeste survivre au soleil! Le roi me fit une reponse que je ne compris point, et a laquelle je fis cette replique, comme on me l’avait apprise: Fluft drin valerick dwuldom prastrod mirpush ; c’est-a-dire: Ma langue est dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par la que je desirais me servir de mon interprete. Alors on fit entrer ce jeune garcon dont j’ai parle, et, avec son secours, je repondis a toutes les questions que Sa Majeste me fit pendant une demi-heure. Je parlais balnibarbien, mon interprete rendait mes paroles en luggnaggien.

Le roi prit beaucoup de plaisir a mon entretien, et ordonna a son bliffmarklub, ou chambellan, de faire preparer un logement dans son palais pour moi et mon interprete, et de me donner une somme par jour pour ma table, avec une bourse pleine d’or pour mes menus plaisirs.

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obeir a Sa Majeste, qui me combla de ses bontes et me fit des offres tres gracieuses pour m’engager a m’etablir dans ses Etats; mais je crus devoir le remercier, et songer plutot a retourner dans mon pays, pour y finir mes jours aupres de ma chere femme, privee depuis longtemps des douceurs de ma presence.

Chapitre IX

Des struldbruggs ou immortels.

Les Luggnaggiens sont un peuple tres poli et tres brave, et, quoiqu’ils aient un peu de cet orgueil qui est commun a toutes les nations de l’Orient, ils sont neanmoins honnetes et civils a l’egard des etrangers, et surtout de ceux qui ont ete bien recus a la cour.

Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air; et, par le moyen de mon interprete, j’eus souvent avec eux des entretiens agreables et instructifs.

Un d’eux me demanda un jour si j’avais vu quelques-uns de leurs struldbruggs ou immortels. Je lui repondis que non, et que j’etais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom a des humains; il me dit que quelquefois, quoique rarement, il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placee directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse marque le preservait de la mort; que cette tache etait d’abord de la largeur d’une petite piece d’argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu’ensuite elle croissait et changeait meme de couleur; qu’a l’age de douze ans elle etait verte jusqu’a vingt, qu’elle devenait bleue; qu’a quarante-cinq ans elle devenait tout a fait noire et aussi grande qu’un schilling, et ensuite ne changeait plus; il m’ajouta qu’il naissait si peu de ces enfants marques au front, qu’on comptait a peine onze cents immortels de l’un et de l’autre sexe dans tout le royaume; qu’il y en avait environ cinquante dans la capitale, et que depuis trois ans il n’etait ne qu’un enfant de cette espece, qui etait fille; que la naissance d’un immortel n’etait point attachee a une famille preferablement a une autre; que c’etait un present de la nature ou du hasard, et que les enfants memes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilege.

Ce recit me rejouit extremement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisement, je lui temoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs et meme les plus outres. Je m’ecriai, comme dans une espece de ravissement et d’enthousiasme: «Heureuse nation, dont tous les enfants a naitre peuvent pretendre a l’immortalite! Heureuse contree, ou les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, ou la vertu des premiers siecles n’a point peri, et ou les premiers hommes vivent encore et vivront eternellement, pour donner des lecons de sagesse a tous leurs descendants! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilege de ne point mourir, et que, par consequent, l’idee de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point!»

Je temoignai ensuite que j’etais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels a la cour; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappe les yeux. «Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministere et ne leur donne-t-il point sa confiance? Mais peut-etre que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis resolu d’en parler a Sa Majeste a la premiere occasion qui s’offrira, et, soit qu’elle defere a mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’etablissement qu’elle a eu la bonte de m’offrir dans ses Etats, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne.»