Les Voyages De Gulliver, стр. 37

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transforme des guerriers imbeciles et laches en grands capitaines, des insenses et de petits genies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athees en hommes pleins de religion, d’infames debauches en gens chastes, et des delateurs de profession en hommes vrais et sinceres. Je sus de quelle maniere des personnes tres innocentes avaient ete condamnees a la mort ou au bannissement par l’intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges; comment il etait arrive que des hommes de basse extraction et sans merite avaient ete eleves aux plus grandes places; comment des hommes vils avaient souvent donne le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionne dans l’univers les plus grands evenements. Oh! que je concus alors une basse idee de l’humanite! Que la sagesse et la probite des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les revolutions, le motif honteux des entreprises les plus eclatantes, les ressorts, ou plutot les accidents imprevus, et les bagatelles qui les avaient fait reussir!

Je decouvris l’ignorance et la temerite de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont ose faire part au public des entretiens secrets d’un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crochete, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secretaireries des ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

Ce fut la que j’appris les causes secretes de quelques evenements qui ont etonne le monde.

Un general d’armee m’avoua qu’il avait une fois remporte une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu’il avait battu malgre lui une flotte ennemie, lorsqu’il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur regne, ils n’avaient jamais recompense ni eleve aucun homme de merite, si ce n’est une fois que leur ministre les trompa et se trompa lui-meme sur cet article; qu’en cela ils avaient eu raison, la vertu etant une chose tres incommode a la cour.

J’eus la curiosite de m’informer par quel moyen un grand nombre de personnes etaient parvenues a une tres haute fortune. Je me bornai a ces derniers temps, sans neanmoins toucher au temps present, de peur d’offenser meme les etrangers (car il n’est pas necessaire que j’avertisse que tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l’oppression, la subornation, la perfidie, et autres pareilles bagatelles qui meritent peu d’attention. Apres ces decouvertes, je crois qu’on me pardonnera d’avoir desormais un peu moins d’estime et de veneration pour la grandeur, que j’honore et respecte naturellement, comme tous les inferieurs doivent faire a l’egard de ceux que la nature ou la fortune ont places dans un rang superieur.

J’avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services a leur prince et a leur patrie; j’eus envie de les voir; mais on me dit qu’on avait oublie leurs noms, et qu’on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traitres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublie les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilie et en mauvais equipage; ils me dirent qu’ils etaient tous morts dans la pauvrete et dans la disgrace, et quelques-uns meme sur un echafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait a cote de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu’il avait ete capitaine de vaisseau pendant plusieurs annees, et que, dans le combat naval d’Actium, il avait enfonce la premiere ligne, coule a fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la meme grandeur, ce qui avait ete la seule cause de la fuite d’Antoine et de l’entiere defaite de sa flotte; que le jeune homme qui etait aupres de lui etait son fils unique, qui avait ete tue dans le combat; il m’ajouta que, la guerre ayant ete terminee, il vint a Rome pour solliciter une recompense et demander le commandement d’un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait peri dans le combat; mais que, sans avoir egard a sa demande, cette place avait ete donnee a un jeune homme qui n’avait encore jamais vu la mer; qu’etant retourne a son departement, on l’avait accuse d’avoir manque a son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait ete donne a un page favori du vice-amiral Publicola; qu’il avait ete alors oblige de se retirer chez lui, a une petite terre loin de Rome, et qu’il y avait fini ses jours. Desirant savoir si cette histoire etait veritable, je demandai a voir Agrippa, qui dans ce combat avait ete l’amiral de la flotte victorieuse: il parut, et, me confirmant la verite de ce recit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

Comme chacun des personnages qu’on evoquait paraissait tel qu’il avait ete dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait degenere.

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicite, la sobriete, la justice, l’esprit de liberte, la valeur et l’amour pour la patrie. Je les vis et ne pus m’empecher de les comparer avec ceux d’aujourd’hui, qui vendent a prix d’argent leurs suffrages dans l’election des deputes au parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manege des gens de cour.

Chapitre VIII

Retour de l’auteur a Maldonada. Il fait voile pour le royaume du Luggnagg. A son arrivee, il est arrete et conduit a la cour. Comment il y est recu.

Le jour de notre depart etant arrive, je pris conge de Son Altesse le gouverneur de Gloubbdoubdrid, et retournai avec mes deux compagnons a Maldonada, ou, apres avoir attendu quinze jours, je m’embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes, et quelques autres personnes encore, eurent l’honnetete de me fournir les provisions necessaires pour ce voyage et de me conduire jusqu’a bord.

Nous essuyames une violente tempete, et fumes contraints de gouverner au nord pour pouvoir jouir d’un certain vent marchand qui souffle en cet endroit dans l’espace de soixante lieues. Le 21 avril 16 09, nous entrames dans la riviere de Clumegnig, qui est une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetames l’ancre a une lieue de la ville et donnames le signal pour faire venir un pilote. En moins d’une demi-heure, il en vint deux a bord, qui nous guiderent au milieu des ecueils et des rochers, qui sont tres dangereux dans cette rade et dans le passage qui conduit a un bassin ou les vaisseaux sont en surete, et qui est eloigne des murs de la ville de la longueur d’un cable.

Quelques-uns de nos matelots, soit par trahison, soit par imprudence, dirent aux pilotes que j’etais un etranger et un grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit diverses questions dans la langue balnibarbienne qui est entendue en cette ville a cause du commerce, et surtout par les gens de mer et les douaniers. Je lui repondis en peu de mots et lui fis une histoire aussi vraisemblable et aussi suivie qu’il me fut possible; mais je crus qu’il etait necessaire de deguiser mon pays et de me dire Hollandais, ayant dessein d’aller au Japon, ou je savais que les Hollandais seuls etaient recus. Je dis donc au commis qu’ayant fait naufrage a la cote des Balnibarbes, et ayant echoue sur un rocher, j’avais ete dans l’ile volante de Laputa, dont j’avais souvent oui parler, et que maintenant je songeais a me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de la dans mon pays. Le commis me dit qu’il etait oblige de m’arreter jusqu’a ce qu’il eut recu des ordres de la cour, ou il allait ecrire immediatement et d’ou il esperait recevoir reponse dans quinze jours. On me donna un logement convenable et on mit une sentinelle a ma porte. J’avais un grand jardin pour me promener, et je fus traite assez bien aux depens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite, excitees par la curiosite de voir un homme qui venait d’un pays tres eloigne, dont ils n’avaient jamais entendu parler.