Les Voyages De Gulliver, стр. 24

Il etait extremement etonne du recit que je lui avais fait de notre histoire du dernier siecle; ce n’etait, selon lui, qu’un enchainement horrible de conjurations, de rebellions, de meurtres, de massacres, de revolutions, d’exils et des plus enormes effets que l’avarice, l’esprit de faction, l’hypocrisie, la perfidie, la cruaute, la rage, la folie, la haine, l’envie, la malice et l’ambition pouvaient produire.

Sa Majeste, dans une autre audience, prit la peine de recapituler la substance de tout ce que j’avais dit, compara les questions qu’elle m’avait faites avec les reponses que j’avais donnees; puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement, s’exprima dans ces mots que je n’oublierai jamais, non plus que la maniere dont il les prononca: «Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un panegyrique tres extraordinaire de votre pays; vous avez fort bien prouve que l’ignorance, la paresse et le vice peuvent etre quelquefois les seules qualites d’un homme d’Etat; que les lois sont eclaircies, interpretees et appliquees le mieux du monde par des gens dont les interets et la capacite les portent a les corrompre, a les brouiller et a les eluder. Je remarque parmi vous une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-etre ete supportable, mais que le vice a tout a fait defiguree. Il ne me parait pas meme, par tout ce que vous m’avez dit, qu’une seule vertu soit requise pour parvenir a aucun rang ou a aucune charge parmi vous. Je vois que les hommes n’y sont point anoblis par leur vertu; que les pretres n’y sont point avances par leur piete ou leur science, les soldats par leur conduite ou leur valeur, les juges par leur integrite, les senateurs par l’amour de leur patrie, ni les hommes d’Etat par leur sagesse. Mais pour vous (continua le roi), qui avez passe la plupart de votre vie dans les voyages, je veux croire que vous n’etes pas infecte des vices de votre pays; mais, par tout ce que vous m’avez raconte d’abord et par les reponses que je vous ai oblige de faire a mes objections, je juge que la plupart de vos compatriotes sont la plus pernicieuse race d’insectes que la nature ait jamais souffert ramper sur la surface de la terre.»

Chapitre V

Zele de l’auteur pour l’honneur de sa patrie. Il fait une proposition avantageuse au roi, qui est rejetee. La litterature de ce peuple imparfaite et bornee. Leurs lois, leurs affaires militaires et leurs partis dans l’Etat.

L’amour de la verite m’a empeche de deguiser l’entretien que j’eus alors avec Sa Majeste; mais ce meme amour ne me permit pas de me taire lorsque je vis mon cher pays si indignement traite. J’eludais adroitement la plupart de ses questions, et je donnais a chaque chose le tour le plus favorable que je pouvais; car, quand il s’agit de defendre ma patrie et de soutenir sa gloire, je me pique de ne point entendre raison; alors je n’omets rien pour cacher ses infirmites et ses difformites et pour mettre sa vertu et sa beaute dans le jour le plus avantageux. C’est ce que je m’efforcai de faire dans les differents entretiens que j’eus avec ce judicieux monarque: par malheur, je perdis ma peine.

Mais il faut excuser un roi qui vit entierement separe du reste du monde et qui, par consequent, ignore les m?urs et les coutumes des autres nations. Ce defaut de connaissance sera toujours la cause de plusieurs prejuges et d’une certaine maniere bornee de penser, dont le pays de l’Europe est exempt. Il serait ridicule que les idees de vertu et de vice d’un prince etranger et isole fussent proposees pour des regles et pour des maximes a suivre.

Pour confirmer ce que je viens de dire et pour faire voir les effets malheureux d’une education bornee, je rapporterai ici une chose qu’on aura peut-etre de la peine a croire. Dans la vue de gagner les bonnes graces de Sa Majeste, je lui donnai avis d’une decouverte faite depuis trois on quatre cents ans, qui etait une certaine petite poudre noire qu’une seule petite etincelle pouvait allumer en un instant, de telle maniere qu’elle etait capable de faire sauter en l’air des montagnes avec un bruit et un fracas plus grand que celui du tonnerre; qu’une quantite de cette poudre etant mise dans un tube de bronze ou de fer, selon sa grosseur, poussait une balle de plomb ou un boulet de fer avec une si grande violence et tant de vitesse, que rien n’etait capable de soutenir sa force; que les boulets, ainsi pousses et chasses d’un tube de fonte par l’inflammation de cette petite poudre, rompaient, renversaient, culbutaient les bataillons et les escadrons, abattaient les plus fortes murailles, faisaient sauter les plus grosses tours, coulaient a fond les plus gros vaisseaux; que cette poudre, mise dans un globe de fer lance avec une machine, brulait et ecrasait les maisons, et jetait de tous cotes des eclats qui foudroyaient tout ce qui se rencontrait; que je savais la composition de cette poudre merveilleuse, ou il n’entrait que des choses communes et a bon marche, et que je pourrais apprendre le meme secret a ses sujets si Sa Majeste le voulait; que, par le moyen de cette poudre, Sa Majeste briserait les murailles de la plus forte ville de son royaume, si elle se soulevait jamais et osait lui resister; que je lui offrais ce petit present comme un leger tribut de ma reconnaissance.

Le roi, frappe de la description que je lui avais faite des effets terribles de ma poudre, paraissait ne pouvoir comprendre comment un insecte impuissant, faible, vil et rampant avait imagine une chose effroyable, dont il osait parler d’une maniere si familiere, qu’il semblait regarder comme des bagatelles le carnage et la desolation que produisait une invention si pernicieuse. «Il fallait, disait-il, que ce fut un mauvais genie, ennemi de Dieu et de ses ouvrages, qui en eut ete l’auteur.» Il protesta que, quoique rien ne lui fit plus de plaisir que les nouvelles decouvertes, soit dans la nature, soit dans les arts, il aimerait mieux perdre sa couronne que faire usage d’un si funeste secret, dont il me defendit, sous peine de la vie, de faire part a aucun de ses sujets: effet pitoyable de l’ignorance et des bornes de l’esprit d’un prince sans education. Ce monarque, orne de toutes les qualites qui gagnent la veneration, l’amour et l’estime des peuples, d’un esprit fort et penetrant, d’une grande sagesse, d’une profonde science, doue de talents admirables pour le gouvernement, presque adore de son peuple, se trouve sottement gene par un scrupule excessif et bizarre dont nous n’avons jamais eu d’idee en Europe, et laisse echapper une occasion qu’on lui met entre les mains de se rendre le maitre absolu de la vie, de la liberte et des biens de tous ses sujets! Je ne dis pas ceci dans l’intention de rabaisser les vertus et les lumieres de ce prince, auquel je n’ignore pas neanmoins que ce recit fera tort dans l’esprit d’un lecteur anglais; mais je m’assure que ce defaut ne venait que d’ignorance, ces peuples n’ayant pas encore reduit la politique en art, comme nos esprits sublimes de l’Europe.

Car il me souvient que, dans un entretien que j’eus un jour avec le roi sur ce que je lui avais dit par hasard qu’il y avait parmi nous un grand nombre de volumes ecrits sur l’art du gouvernement, Sa Majeste en concut une opinion tres basse de notre esprit, et ajouta qu’il meprisait et detestait tout mystere, tout raffinement et toute intrigue dans les procedes d’un prince ou d’un ministre d’Etat. Il ne pouvait comprendre ce que je voulais dire par les secrets du cabinet. Pour lui, il renfermait la science de gouverner dans des bornes tres etroites, la reduisant au sens commun, a la raison, a la justice, a la douceur, a la prompte decision des affaires civiles et criminelles, et a d’autres semblables pratiques a la portee de tout le monde et qui ne meritent pas qu’on en parle. Enfin, il avanca ce paradoxe etrange que, si quelqu’un pouvait faire croitre deux epis ou deux brins d’herbe sur un morceau de terre ou auparavant il n’y en avait qu’un, il meriterait beaucoup du genre humain et rendrait un service plus essentiel a son pays que toute la race de nos sublimes politiques.