Les Voyages De Gulliver, стр. 22

Je fournissais tous les jours a la cour le sujet de quelque conte ridicule, et Glumdalclitch, quoiqu’elle m’aimat extremement, etait assez mechante pour instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu’elle croyait pouvoir rejouir Sa Majeste. Par exemple, etant un jour descendu de carrosse a la promenade, ou j’etais avec Glumdalclitch, porte par elle dans ma boite de voyage, je me mis a marcher: il y avait de la bouse de vache dans un sentier; je voulus, pour faire parade de mon agilite, faire l’essai de sauter par-dessus; mais, par malheur, je sautai mal, et tombai au beau milieu, en sorte que j’eus de l’ordure jusqu’aux genoux. Je m’en tirai avec peine, et un des laquais me nettoya comme il put avec son mouchoir. La reine fut bientot instruite de cette aventure impertinente, et les laquais la divulguerent partout.

Chapitre IV

Differentes inventions de l’auteur pour plaire au roi et a la reine. Le roi s’informe de l’etat de l’Europe, dont l’auteur lui donne la relation. Les observations du roi sur cet article.

J’avais coutume de me rendre au lever du roi une ou deux fois par semaine, et je m’y etais trouve souvent lorsqu’on le rasait, ce qui, au commencement, me faisait trembler, le rasoir du barbier etant pres de deux fois plus long qu’une faux. Sa Majeste, selon l’usage du pays, n’etait rasee que deux fois par semaine. Je demandai une fois au barbier quelques poils de la barbe de Sa Majeste. M’en ayant fait present, je pris un petit morceau de bois, et y ayant fait plusieurs trous a une distance egale avec une aiguille, j’y attachai les poils si adroitement, que je m’en fis un peigne, ce qui me fut d’un grand secours, le mien etant rompu et devenu presque inutile, et n’ayant trouve dans le pays aucun ouvrier capable de m’en faire un autre.

Je me souviens d’un amusement que je me procurai vers le meme temps. Je priai une des femmes de chambre de la reine de recueillir les cheveux fins qui tombaient, de la tete de Sa Majeste quand on la peignait, et de me les donner. J’en amassai une quantite considerable, et alors, prenant conseil de l’ebeniste, qui avait recu ordre de faire tous les petits ouvrages que je lui demanderais, je lui donnai des instructions pour me faire deux fauteuils de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans ma boite, et de les percer de plusieurs petits trous avec une alene fine. Quand les pieds, les bras, les barres et les dossiers des fauteuils furent prets, je composai le fond avec les cheveux de la reine, que je passai dans les trous, et j’en fis des fauteuils semblables aux fauteuils de canne dont nous nous servons en Angleterre. J’eus l’honneur d’en faire present a la reine, qui les mit dans une armoire comme une curiosite.

Elle voulut un jour me faire asseoir dans un de ces fauteuils; mais je m’en excusai, protestant que je n’etais pas assez temeraire et assez insolent pour m’asseoir sur de respectables cheveux qui avaient autrefois orne la tete de Sa Majeste. Comme j’avais du genie pour la mecanique, je fis ensuite de ces cheveux une petite bourse tres bien taillee, longue environ de deux aunes, avec le nom de Sa Majeste tisse en lettres d’or, que je donnai a Glumdalclitch, du consentement de la reine.

Le roi, qui aimait fort la musique, avait tres souvent des concerts, auxquels j’assistais place dans ma boite; mais le bruit etait si grand que je ne pouvais guere distinguer les accords; je m’assure que tous les tambours et trompettes d’une armee royale, battant et sonnant a la fois tout pres des oreilles, n’auraient pu egaler ce bruit. Ma coutume etait de faire placer ma boite loin de l’endroit ou etaient les acteurs du concert, de fermer les portes et les fenetres; avec ces precautions, je ne trouvais pas leur musique desagreable.

J’avais appris, pendant ma jeunesse, a jouer du clavecin. Glumdalclitch en avait un dans sa chambre, ou un maitre se rendait deux fois la semaine pour lui montrer. La fantaisie me prit un jour de regaler le roi et la reine d’un air anglais sur cet instrument; mais cela me parut extremement difficile, car le clavecin etait long de pres de soixante pieds, et les touches larges environ d’un pied; de telle sorte qu’avec mes deux bras bien etendus je ne pouvais atteindre plus de cinq touches, et de plus, pour tirer un son, il me fallait toucher a grands coups de poing. Voici le moyen dont je m’avisai: j’accommodai deux batons environ de la grosseur d’un tricot ordinaire, et je couvris le bout de ces batons de peau de souris, pour menager les touches et le son de l’instrument; je placai un banc vis-a-vis, sur lequel je montai, et alors je me mis a courir avec toute la vitesse et toute l’agilite imaginables sur cette espece d’echafaud, frappant ca et la le clavier avec mes deux batons de toute ma force, en sorte que je vins a bout de jouer une gigue anglaise, a la grande satisfaction de Leurs Majestes; mais il faut avouer que je ne fis jamais d’exercice plus violent et plus penible.

Le roi, qui, comme je l’ai dit, etait un prince plein d’esprit, ordonnait souvent de m’apporter dans ma boite et de me mettre sur la table de son cabinet. Alors il me commandait de tirer une de mes chaises hors de la boite, et de m’asseoir de sorte que je fusse au niveau de son visage. De cette maniere, j’eus plusieurs conferences avec lui. Un jour, je pris la liberte de dire a Sa Majeste que le mepris qu’elle avait concu pour l’Europe et pour le reste du monde ne me semblait pas repondre aux excellentes qualites d’esprit dont elle etait ornee; que la raison etait independante de la grandeur du corps; qu’au contraire, nous avions observe, dans notre pays, que les personnes de haute taille n’etaient pas ordinairement les plus ingenieuses; que; parmi les animaux, les abeilles et les fourmis avaient la reputation d’avoir le plus d’industrie, d’artifice et de sagacite; et enfin que, quelque peu de cas qu’il fit de ma figure, j’esperais neanmoins pouvoir rendre de grands services a Sa Majeste. Le roi m’ecouta avec attention, et commenca a me regarder d’un autre ?il et a ne plus mesurer mon esprit par ma taille.

Il m’ordonna alors de lui faire une relation exacte du gouvernement d’Angleterre, parce que, quelque prevenus que les princes soient ordinairement en faveur de leurs maximes et de leurs usages, il serait bien aise de savoir s’il y avait en mon pays de quoi imiter. Imaginez-vous, mon cher lecteur, combien je desirai alors d’avoir le genie et la langue de Demosthene et de Ciceron, pour etre capable de peindre dignement l’Angleterre, ma patrie, et d’en tracer une idee sublime.

Je commencai par dire a Sa Majeste que nos Etats etaient composes de deux iles qui formaient trois puissants royaumes sous un seul souverain, sans compter nos colonies en Amerique. Je m’etendis fort sur la fertilite de notre terrain et sur la temperature de notre climat. Je decrivis ensuite la constitution du Parlement anglais, compose en partie d’un corps illustre appele la Chambre des pairs, personnages du sang le plus noble, anciens possesseurs et seigneurs des plus belles terres du royaume. Je representai l’extreme soin qu’on prenait de leur education par rapport aux sciences et aux armes, pour les rendre capables d’etre conseillers-nes du royaume, d’avoir part dans l’administration du gouvernement, d’etre membres de la plus haute cour de justice dont il n’y avait point d’appel, et d’etre les defenseurs zeles de leur prince et de leur patrie, par leur valeur, leur conduite et leur fidelite; que ces seigneurs etaient l’ornement et la surete du Royaume, dignes successeurs de leurs ancetres, dont les honneurs avaient ete la recompense d’une vertu insigne, et qu’on n’avait jamais vu leur posterite degenerer; qu’a ces seigneurs etaient joints plusieurs saints hommes, qui avaient une place parmi eux sous le titre d’eveques, dont la charge particuliere etait de veiller sur la religion et sur ceux qui la prechent au peuple; qu’on cherchait et qu’on choisissait dans le clerge les plus saints et les plus savants hommes pour les revetir de cette dignite eminente.