Les Voyages De Gulliver, стр. 11

Ils veulent que l’amour des sciences soit borne et que chacun choisisse le genre d’etude qui convient le plus a son inclination et a son talent; ils font aussi peu de cas d’un homme qui etudie trop que d’un homme qui mange trop, persuades que l’esprit a ses indigestions comme le corps. Il n’y a que l’empereur seul qui ait une vaste et nombreuse bibliotheque. A l’egard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des anes charges de livres.

La philosophie chez ces peuples est tres gaie, et ne consiste pas en ergotisme comme dans nos ecoles; ils ne savent ce que c’est que baroco et baralipton, que categories [2], que termes de la premiere et de la seconde intention, et autres sottises epineuses de la dialectique, qui n’apprennent pas plus a raisonner qu’a danser. Leur philosophie consiste a etablir des principes infaillibles, qui conduisent l’esprit a preferer l’etat mediocre d’un honnete homme aux richesses et au faste d’un financier, et les victoires remportees sur ses passions a celles d’un conquerant. Elle leur apprend a vivre durement et a fuir tout ce qui accoutume les sens a la volupte, tout ce qui rend l’ame trop dependante du corps et affaiblit sa liberte. Au reste, on leur represente toujours la vertu comme une chose aisee et agreable.

On les exhorte a bien choisir leur etat de vie, et on tache de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins d’egard aux facultes de leurs parents qu’aux facultes de leur ame; en sorte que le fils d’un laboureur est quelquefois ministre d’Etat, et le fils d’un seigneur est marchand.

Ces peuples n’estiment la physique et les mathematiques qu’autant que ces sciences sont avantageuses a la vie et aux progres des arts utiles. En general, ils se mettent peu en peine de connaitre toutes les parties de l’univers, et aiment moins a raisonner sur l’ordre et le mouvement des corps physiques qu’a jouir de la nature sans l’examiner. A l’egard de la metaphysique, ils la regardent comme une source de visions et de chimeres.

Ils haissent l’affectation dans le langage et le style precieux, soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu’il est aussi impertinent de se distinguer par sa maniere de parler que par celle de s’habiller. Un auteur qui quitte le style pur, clair et serieux, pour employer un jargon bizarre et guinde, et des metaphores recherchees et inouies, est couru et hue dans les rues comme un masque de carnaval.

On cultive, parmi eux, le corps et l’ame tout a la fois, parce qu’il s’agit de dresser un homme, et que l’on ne doit pas former l’un sans l’autre. C’est, selon eux, un couple de chevaux atteles ensemble qu’il faut conduire a pas egaux. Tandis que vous ne formez, disent-ils, que l’esprit d’un enfant, son exterieur devient grossier et impoli; tandis que vous ne lui formez que le corps, la stupidite et l’ignorance s’emparent de son esprit.

Il est defendu aux maitres de chatier les enfants par la douleur; ils le font par le retranchement de quelque douceur sensible, par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois lecons, ce qui les mortifie extremement, parce qu’alors on les abandonne a eux-memes, et qu’on fait semblant de ne les pas juger dignes d’instruction. La douleur, selon eux, ne sert qu’a les rendre timides, defaut tres prejudiciable et dont on ne guerit jamais.

Chapitre VII

L’auteur, ayant recu avis qu’on voulait lui faire son proces pour crime de lese-majeste, s’enfuit dans le royaume de Blefuscu.

Avant que je parle de ma sortie de l’empire de Lilliput, il sera peut-etre a propos d’instruire le lecteur d’une intrigue secrete qui se forma contre moi.

J’etais peu fait au manege de la cour, et la bassesse de mon etat m’avait refuse les dispositions necessaires pour devenir un habile courtisan, quoique plusieurs d’aussi basse extraction que moi aient souvent reussi a la cour et y soient parvenus aux plus grands emplois; mais aussi n’avaient-ils pas peut-etre la meme delicatesse que moi sur la probite et sur l’honneur. Quoi qu’il en soit, pendant que je me disposais a partir pour me rendre aupres de l’empereur de Blefuscu, une personne de grande consideration a la cour, et a qui j’avais rendu des services importants, me vint trouver secretement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congedies. Je mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon justaucorps, et, donnant ordre a un domestique de tenir la porte de ma maison fermee, je mis la chaise sur la table et je m’assis aupres. Apres les premiers compliments, remarquant que l’air de ce seigneur etait triste et inquiet, et lui en ayant demande la raison, il me pria de le vouloir bien ecouter sur un sujet qui interessait mon honneur et ma vie.

«Je vous apprends, me dit-il, qu’on a convoque depuis peu plusieurs comites secrets a votre sujet, et que depuis deux jours Sa Majeste a pris une facheuse resolution. Vous n’ignorez pas que Skyresh Bolgolam (galbet ou grand amiral) a presque toujours ete votre ennemi mortel depuis votre arrivee ici. Je n’en sais pas l’origine; mais sa haine s’est fort augmentee depuis votre expedition contre la flotte de Blefuscu: comme amiral, il est jaloux de ce grand succes. Ce seigneur, de concert avec Flimnap, grand tresorier; Limtoc, le general; Lalcon, le grand chambellan, et Balmaff, le grand juge, ont dresse des articles pour vous faire votre proces en qualite de criminel de lese-majeste et comme coupable de plusieurs autres grands crimes.»

Cet exorde me frappa tellement, que j’allais l’interrompre, quand il me pria de ne rien dire et de l’ecouter, et il continua ainsi:

«Pour reconnaitre les services que vous m’avez rendus, je me suis fait instruire de tout le proces, et j’ai obtenu une copie des articles; c’est une affaire dans laquelle je risque ma tete pour votre service.

ARTICLES DE L’ACCUSATION INTENTEE CONTRE QUINBUS FLESTRIN (L’HOMME-MONTAGNE)

Article premier. – D’autant que, par une loi portee sous le regne de Sa Majeste imperiale Cabin Deffar Plune, il est ordonne que quiconque fera de l’eau dans l’etendue du palais imperial sera sujet aux peines et chatiments du crime de lese-majeste, et que, malgre cela ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de ladite loi, sous le pretexte d’eteindre le feu allume dans l’appartement de la chere imperiale epouse de Sa Majeste, aurait malicieusement, traitreusement et diaboliquement, par la decharge de sa vessie, eteint ledit feu allume dans ledit appartement, etant alors entre dans l’etendue dudit palais imperial;

Article II. – Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amene la flotte royale de Blefuscu dans notre port imperial, et lui ayant ete ensuite enjoint par Sa Majeste imperiale de se rendre maitre de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le reduire a la forme d’une province qui put etre gouvernee par un vice-roi de notre pays, et de faire perir et mourir non seulement tous les gros-boutiens exiles, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l’heresie gros-boutienne; ledit Flestrin, comme un traitre rebelle a Sa tres heureuse imperiale Majeste, aurait represente une requete pour etre dispense dudit service, sous le pretexte frivole d’une repugnance de se meler de contraindre les consciences et d’opprimer la liberte d’un peuple innocent;