Contes Merveilleux Tome I, стр. 11

Le Conte du genevrier

Il y a de cela bien longtemps, au moins deux mille ans, vivait un homme riche qui avait une femme de grande beaute, honnete et pieuse; ils s’aimaient tous les deux d’un grand amour, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils en desiraient tellement, et la femme priait beaucoup, beaucoup, nuit et jour pour avoir un enfant; mais elle n’arrivait pas, non, elle n’arrivait pas a en avoir.

Devant leur maison s’ouvrait une cour ou se dressait un beau genevrier, et une fois, en hiver, la femme etait sous le genevrier et se pelait une pomme; son couteau glissa et elle se coupa le doigt assez profondement pour que le sang fit quelques taches dans la neige. La femme regarda le sang devant elle, dans la neige, et soupira tres fort en se disant, dans sa tristesse: «Oh! si j’avais un enfant, si seulement j’avais un enfant vermeil comme le sang et blanc comme la neige!» Des qu’elle eut dit ces mots, elle se sentit soudain toute legere et toute gaie avec le sentiment que son v?u serait realise. Elle rentra dans la maison et un mois passa: la neige disparut; un deuxieme mois, et tout avait reverdi; un troisieme mois, et la terre se couvrit de fleurs; un quatrieme mois, et dans la foret, les arbres etaient tout epais et leurs branches vertes s’entrecroisaient sans presque laisser de jour: les oiseaux chantaient en foule et tout le bois retentissait de leur chant, les arbres perdaient leurs fleurs qui tombaient sur le sol; le cinquieme mois passe, elle etait un jour sous le genevrier et cela sentait si bon que son c?ur deborda de joie et qu’elle en tomba a genoux, tant elle se sentait heureuse; puis le sixieme mois s’ecoula, et les fruits se gonflerent, gros et forts, et la femme devint toute silencieuse; le septieme mois passe, elle cueillit les baies du genevrier et les mangea toutes avec avidite, et elle devint triste et malade; au bout du huitieme mois, elle appela son mari et lui dit en pleurant:

– Quand je mourrai, enterre-moi sous le genevrier.

Elle en eprouva une immense consolation, se sentit a nouveau pleine de confiance et heureuse jusqu’a la fin du neuvieme mois. Alors elle mit au monde un garcon blanc comme la neige et vermeil comme le sang, et lorsqu’elle le vit, elle en fut tellement heureuse qu’elle en mourut.

Son mari l’enterra alors sous le genevrier et la pleura tant et tant: il ne faisait que la pleurer tout le temps. Mais un jour vint qu’il commenca a la pleurer moins fort et moins souvent, puis il ne la pleura plus que quelquefois de temps a autre; puis il cessa de la pleurer tout a fait. Un peu de temps passa encore, maintenant qu’il ne la pleurait plus, et ensuite il prit une autre femme.

De cette seconde epouse, il eut une fille; et c’etait un garcon qu’il avait de sa premiere femme: un garcon vermeil comme le sang et blanc comme la neige. La mere, chaque fois qu’elle regardait sa fille, l’aimait beaucoup, beaucoup; mais si elle regardait le petit garcon, cela lui ecorchait le c?ur de le voir; il lui semblait qu’il empechait tout, qu’il etait toujours la en travers, qu’elle l’avait dans les jambes continuellement; et elle se demandait comment faire pour que toute la fortune revint a sa fille, elle y reflechissait, poussee par le Malin, et elle se prit a detester le petit garcon qu’elle n’arretait pas de chasser d’un coin a l’autre, le frappant ici, le pincant la, le maltraitant sans cesse, de telle sorte que le pauvre petit ne vivait plus que dans la crainte. Quand il revenait de l’ecole, il n’avait plus un instant de tranquillite.

Un jour, la femme etait dans la chambre du haut et la petite fille monta la rejoindre en lui disant:

– Mere, donne-moi une pomme!

– Oui, mon enfant! lui dit sa mere, en lui choisissant dans le bahut la plus belle pomme qu’elle put trouver.

Ce bahut, ou l’on mettait les pommes, avait un couvercle epais et pesant muni d’une serrure tranchante, en fer.

– Mere, dit la petite fille, est-ce que mon frere n’en aura pas une aussi?

La femme en fut agacee, mais elle repondit quand meme:

– Bien sur, quand il rentrera de l’ecole.

Mais quand elle le vit qui revenait, en regardant par la fenetre, ce fut vraiment comme si le Malin l’avait possedee: elle reprit la pomme qu’elle avait donnee a sa fille, en lui disant:

– Tu ne dois pas l’avoir avant ton frere.

Et elle la remit dans le bahut, dont elle referma le pesant couvercle.

Et lorsque le petit garcon fut arrive en haut, le Malin lui inspira son accueil aimable et ses paroles gentilles:

– Veux-tu une pomme, mon fils?

Mais ses regards dementaient ses paroles car elle fixait sur lui des yeux feroces, si feroces que le petit garcon lui dit:

– Mere, tu as l’air si terrible: tu me fais peur. Oui, je voudrais bien une pomme.

Sentant qu’il lui fallait insister, elle lui dit:

– Viens avec moi! et, l’amenant devant le gros bahut, elle ouvrit le pesant couvercle et lui dit:

– Tiens! prends toi-meme la pomme que tu voudras!

Le petit garcon se pencha pour prendre la pomme, et alors le Diable la poussa et boum! elle rabattit le lourd couvercle avec une telle force que la tete de l’enfant fut coupee et roula au milieu des pommes rouges.

Alors elle fut prise de terreur (mais alors seulement) et pensa:

«Ah! si je pouvais eloigner de moi ce que j’ai fait!»

Elle courut dans une autre piece, ouvrit une commode pour y prendre un foulard blanc, puis elle revint au coffre, replaca la tete sur son cou, la serra dans le foulard pour qu’on ne puisse rien voir et assit le garcon sur une chaise, devant la porte, avec une pomme dans la main.

La petite Marlene, sa fille, vint la retrouver dans la cuisine et lui dit, tout en tournant une cuillere dans une casserole qu’elle tenait sur le feu:

– Oh! mere, mon frere est assis devant la porte et il est tout blanc; il tient une pomme dans sa main, et quand je lui ai demande s’il voulait me la donner, il ne m’a pas repondu. J’ai peur!

– Retournes-y, dit la mere, et s’il ne te repond pas, flanque-lui une bonne claque!

La petite Marlene courut a la porte et demanda:

– Frere, donne-moi la pomme, tu veux?

Mais il resta muet et elle lui donna une gifle bien sentie, en y mettant toutes ses petites forces. La tete roula par terre et la fillette eut tellement peur qu’elle se mit a hurler en pleurant, et elle courut, toute terrifiee, vers sa mere:

– Oh! mere, j’ai arrache la tete de mon frere!

Elle sanglotait, sanglotait a n’en plus finir, la pauvre petite Marlene. Elle en etait inconsolable.

– Marlene, ma petite fille, qu’as-tu fait? dit la mere. Quel malheur! Mais a present tiens-toi tranquille et ne dis rien, que personne ne le sache, puisqu’il est trop tard pour y changer quelque chose et qu’on n’y peut rien. Nous allons le faire cuire en ragout, a la sauce brune.