Contes merveilleux, Tome I, стр. 12

Le precepteur prit la parole:

– Il est a la mode dit-il, chez nombre de poetes, de denigrer les nobles, en disant que c'est chez les pauvres, et, de plus en plus, a mesure qu'on descend dans la societe, que brille la vraie noblesse. Ce n'est pas mon avis; c'est chez les plus nobles qu'on trouve les plus nobles traits. Ma mere m'en a conte un, et je pourrais en ajouter plusieurs. Elle faisait visite dans une des premieres maisons de la ville ou ma grand-mere avait, je crois, ete gouvernante de la maitresse de la maison. Elle causait dans le salon avec le vieux maitre, un homme de la plus haute noblesse. Il apercut dans la cour une vieille femme qui venait, appuyee sur des bequilles. Chaque semaine, on lui donnait quelques shillings.

– La pauvre vieille! Elle a bien du mal a marcher! dit-il.

«Et, avant que ma mere s'en fut rendu compte, il etait en bas, a la porte; ainsi lui, le vieux seigneur octogenaire, sortait pour epargner quelques pas a la vieille et lui remettre ses shillings. Ce n'est qu'un simple trait; mais, comme l'aumone de la veuve, il va droit au coeur et le fait vibrer. C'est ce but que devraient poursuivre les poetes de notre temps; pourquoi ne chantent-ils pas ce qui est bon et doux, ce qui reconcilie?»

Mais il est vrai qu'il y a un autre genre de nobles.

– Cela sent la roture, ici! disent-ils aux bourgeois.

«Ces nobles-la, oui, ce sont de faux nobles, et l'on ne peut qu'applaudir a ceux qui les raillent dans leurs satires.»

Ainsi parla le precepteur. C'etait un peu long, mais aussi, l'enfant avait eu le temps de tailler sa flute.

Il y avait grande reunion au chateau: hotes venus de la capitale ou des environs, dames vetues avec gout ou sans gout. La grande salle etait pleine d'invites. Le fils du pasteur se tenait modestement dans un coin.

On allait donner un grand concert. Le petit baron avait apporte sa flute de saule, mais il ne savait pas souffler dedans, ni son pere non plus.

Il y eut de la musique et du chant. S'y interesserent surtout ceux qui executerent. C'etait bien assez, du reste.

– Mais vous etes aussi un virtuose! dit au precepteur un des invites. Vous jouez de la flute. Vous nous jouerez bien quelque chose?

En meme temps, il tendit au precepteur la petite flute taillee pres de l'abreuvoir. Puis il annonca tres haut et tres distinctement que le precepteur du chateau allait executer un morceau sur la flute.

Le precepteur, comprenant qu'on allait se moquer de lui, ne voulait pas jouer, bien qu'il sut. Mais on le pressa, on le forca, et il finit par prendre la flute et la porter a sa bouche.

Le merveilleux instrument! Il emit un son strident comme celui d'une locomotive; on l'entendit dans tout le chateau, et par-dela la foret. En meme temps s'elevait une tempete de vent qui sifflait:

– Chacun a sa place!

Le maitre de la maison, comme enleve par le vent, fut transporte a l'etable. Le bouvier fut emmene, non dans la grande salle, mais a l'office, au milieu des laquais en livree d'argent. Ces messieurs furent scandalises de voir cet intrus s'asseoir a leur table!

Dans la grande salle, la petite baronne s'envola a la place d'honneur, ou elle etait digne de s'asseoir. Le fils du pasteur prit place pres d'elle; tous deux semblaient etre deux maries. Un vieux comte, de la plus ancienne noblesse du pays, fut maintenu a sa place, car la flute etait juste, comme on doit l'etre.

L'aimable cavalier a qui l'on devait ce jeu de flute, celui qui etait fils de son pere, alla droit au poulailler.

La terrible flute! Mais, fort heureusement, elle se brisa, et c'en fut fini du: «Chacun a sa place!»

Le jour suivant, on ne parlait plus de tout ce derangement. Il ne resta qu'une expression proverbiale: «ramasser la flute».

Tout etait rentre dans l'ancien ordre. Seuls, les deux portraits de la gardeuse d'oies et du colporteur pendaient maintenant dans la grande salle, ou le vent les avait emportes. Un connaisseur ayant dit qu'ils etaient peints de main de maitre, on les restaura.

«Chacun et chaque chose a sa place!» On y vient toujours. L'eternite est longue, plus longue que cette histoire.

Le chanvre

Le chanvre etait en fleur. Ses fleurs sont bleues, admirablement belles, molles comme les ailes d'un moucheron et encore plus fines. Le soleil repandait ses rayons sur le chanvre, et les nuages l'arrosaient, ce qui lui faisait autant de plaisir qu'une mere en fait a son enfant lorsqu'elle le lave et lui donne un baiser. L'un et l'autre n'en deviennent que plus beaux.

«J'ai bien bonne mine, a ce qu'on dit, murmura le chanvre; je vais atteindre une hauteur etonnante, et je deviendrai une magnifique piece de toile. Ah! Que je suis heureux! Il n'y a personne qui soit plus heureux que moi! Je me porte a merveille, et j'ai un bel avenir! La chaleur du soleil m'egaye, et la pluie me charme en me rafraichissant! Oui, je suis heureux, heureux on ne peut plus!

– Oui, oui, oui, dirent les batons de la haie, vous ne connaissez pas le monde; mais nous avons de l'experience, nous.»

Et ils craquerent lamentablement, et chanterent:

Cric, crac! cric, crac! crac!

C'est fini! C'est fini! C'est fini!

«Pas sitot, repondit le chanvre; voila une bonne matinee, le soleil brille, la pluie me fait du bien, je me sens croitre et fleurir. Ah! je suis bien heureux!»

Mais un beau jour il vint des gens qui prirent le chanvre par le toupet, l'arracherent avec ses racines, et lui firent bien mal. D'abord on le mit dans l'eau comme pour le noyer, puis on le mit au feu comme pour le rotir. O cruaute!

«On ne saurait etre toujours heureux, pensa le chanvre; il faut souffrir, et souffrir c'est apprendre.»

Mais tout alla de pis en pis. Il fut brise, peigne, carde; sans y comprendre un mot. Puis on le mit a la quenouille, et rrrout! Il perdit tout a fait la tete.

«J'ai ete trop heureux, pensait-il au milieu des tortures; les biens qu'on a perdus, il faut encore s'en rejouir, s'en rejouir». Et il repetait: «s'en rejouir», que deja il etait, helas! mis au metier, et devenait une magnifique piece de toile. Les mille pieds de chanvre ne faisaient qu'un morceau.

«Vraiment! C'est prodigieux; je ne l'aurais jamais cru; quelle chance pour moi! Que chantaient donc les batons de la haie avec leur:

Cric, crac! Cric, crac! Crac!

C'est fini! C'est fini! C'est fini!

«Mais… je commence a peine a vivre. C'est prodigieux! Si j'ai beaucoup souffert, me voila maintenant plus heureux que jamais; Je suis si fort, si doux, si blanc, si long! C'est une autre condition que la condition de plante, meme avec les fleurs. Personne ne vous soigne, et vous n'avez d'autre eau que celle de la pluie. Maintenant, au contraire, que d'attentions! Tous les matins les filles me retournent, et tous les soirs on m'administre un bain avec l'arrosoir. La menagere de M. le cure a meme fait un discours sur moi, et a prouve parfaitement que je suis le plus beau morceau de la paroisse. Je ne saurais etre plus heureux!»

La toile fut portee a la maison et livree aux ciseaux. On la coupait, on la coupait, on la piquait avec l'aiguille. Ce n'etait pas tres agreable; mais en revanche elle fit bientot douze morceaux de linge, douze belles chemises.

«C'est a partir d'aujourd'hui seulement que je suis quelque chose. Voila ma destinee; je suis beni, car je suis utile dans le monde. Il faut cela pour etre content soi-meme. Nous sommes douze morceaux, c'est vrai, mais nous formons un seul corps, une douzaine. Quelle incomparable felicite!»

Les annees s'ecoulerent; c'en etait fait de la toile.

«Il faut que toute chose ait sa fin, murmura chaque piece. J'etais bien disposee a durer encore mais pourquoi demander l'impossible?»

Et elles furent reduites en lambeaux et en chiffons, et crurent cette fois que c'etait leur fin finale, car elles furent encore hachees, broyees et cuites, le tout sans y rien comprendre. Et voila qu'elles etaient devenues du superbe papier blanc.